ACCROCHAGE À ANAR ASSAM 26 JUILLET 1956
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ACCROCHAGE À ANAR ASSAM 26 JUILLET 1956
ACCROCHAGE À ANAR ASSAM 26 JUILLET 1956
Ce jeudi-là est resté gravé dans la mémoire du moudjahid Djabri Abdellah. C’était une journée de « Tiouzi ». Tiouizi était cette ancestrale solidarité tournante entre les agriculteurs voisins s’entraidant pendant la dernière journée des moissons qui se faisaient à la main. Le soleil de plomb de juillet dardait ses rayons sur toute l’étendue des terres agricoles. Des moussebline, abandonnant pour un temps leur charge révolutionnaire, étaient venus en nombre porter main forte à leurs proches.
Courbés sous leurs chapeaux de paille aux larges rebords, les moissonneurs avançaient en ordre horizontal en manipulant dans un mouvement presque synchronisé leurs faucilles étincelantes aux rayons du soleil. Avec une étonnante célérité, ils fauchaient deux, trois touffes puis nouaient leurs gerbes avec un lien formé d’un épi. Au fur et à mesure de leur progression, le champ semblait reculer comme une marée se retirant lentement. À un moment donné, les moissonneurs entonnèrent un chant religieux, rythmé et entraînant, destiné à soutenir leurs efforts. Cette image champêtre était loin d’annoncer que, sous peu, un combat meurtrier ferait rage dans les parages.
A trois encablures du champ, dans la maison inhabitée de Bouchoucha, soixante dix hommes marquaient une halte avant de poursuivre leur chemin vers une autre destination. La compagnie était commandée par le sergent-chef Tahar El Ksar secondé par Si El Hocine, moudjahid de même grade mais qui était sous le coup d’une peine disciplinaire. Les sous-officiers firent venir Djabri Abdellah pour leur servir de guide dans cette région qu’il connaissait dans ses moindres recoins.
Vers quatorze heures, une sentinelle donna l’alarme. Elle vient de repérer, à six cents mètres environ de leur position, des troupes françaises qui grimpaient la colline. Vite, il fallait battre en retraite ! Compte tenu de l’armement limité des maquisards et la puissance de feu de l’ennemi, toute attaque frontale était exclue. Mais en s’éloignant de la maison, les maquisards laissèrent derrière eux nombre d’indices. En pénétrant dans le refuge, l’officier français cria :
« Attention, ils ne sont pas loin. Ils viennent juste de quitter les lieux ! »
A soixante mètres de là, les maquisards dispersés étaient tapis derrière les roches et les arbres. Soudain, en hurlant de toutes ses forces, un soldat pointa son doigt vers un arbre chétif cachant incomplètement un corps :
« Là ! Là ! »
Aussitôt, une rafale de mitraillette éclata. Brahim Nait Adal tomba à la renverse. Instinctivement, Djabri Abdellah se leva pour lui porter secours, mais tomba de tout son long dans la poussière. Le croc-en-jambe de son chef lui sauva la vie car d’autres rafales crépitèrent au-dessus de sa tête. Au même instant, son fusil dans le creux de ses bras, Tahar El Ksar rampa avec une extrême dextérité jusqu’au moudjahid abattu pour récupérer sa cartouchière et son fusil. Puis il chargea Djabri Abdellah de filer avec les quinze nouveaux moussebeline sans armes et non entraînés aux dangers de la guerre.
Entre temps, selon le plan tactique prévu, un groupe de maquisards contourna l’armée française. Au signal de celui-ci, Tahar El Ksar leva le bras en criant :
« El Djihad Fi Sabil Allah ! Allah Ou Akbar ! »
L’échange de coups de feu et de rafales déchira l’air. La bataille faisait rage. Deux maquisards tiraient sans arrêt avec deux fusils automatiques ; pendant que l’un chargeait la première arme, l’autre vidait la seconde, et ainsi de suite durant tout le combat. Dans cette fusillade d’enfer plusieurs soldats seront abattus.
Pendant ce temps, Djabri Abdellah cavalait avec son groupe de nouvelles recrues. Abdelkader, un moudjahid armé d’un fusil de guerre les accompagnait. Rompu aux épreuves de la guérilla, il les mena par les chemins à couvert de l’ennemi.
Lorsque le groupe fut estimé hors de danger, Djabri Abdellah fit le chemin inverse pour rejoindre Si El Hocine qu’il retrouva en compagnie de quatre hommes. Devant l’arrivée des renforts ennemis, le chef des maquisards lança son ordre à tue-tête pour qu’il fût entendu des soldats français :
« Avancez, avancez ! »
Mais cette formule convenue signifiait exactement le contraire. Ainsi, pendant que les troupes ennemies restaient dans l’expectative de voir surgir les maquisards, le mouvement furtif de repli fut effectué pour gagner le sommet de Sidi Djaber au bout d’une course effrénée. Les combattants, exténués et haletant d’une soif inextinguible, se laissèrent tomber dans une mare de sangliers et se désaltérèrent en buvant l’eau fangeuse à travers un mouchoir maintenu devant l’orifice buccal.
Après avoir assouvi quelque peu ce besoin naturel d’eau, les hommes crachaient la boue accumulée dans la bouche.
En rentrant chez lui, Djabri Abdellah apprit la nouvelle de sa propre mort. Suite à la déclaration d’un tiers interrogé à propos de l’accrochage d’Anar Assam, l’administration coloniale enregistra sa disparition. Le lendemain, il se rendit au bureau de l’Administrateur pour rétablir son existence. Évidemment, il essuya un interrogatoire en règle. Habilement, il répondit affirmativement à toutes les questions : « Oui, il avait rencontré le groupe de maquisards ; oui, il avait entendu les fusillades ; oui, il s’était enfui comme tous les autres moissonneurs... »
Devant cette soumission totale, on le libéra en lui promettant de rectifier le constat fictif de son décès.
Deux jours après, Djabri Abdellah cultivait son jardin au lieudit Artatass quand il reçut la visite de deux gendarmes accompagnés d’une personne qui, sans équivoque, le désigna du doigt. Menottes aux poignets, il fut conduit sur-le-champ au lieu de détention établi dans la ferme du colon Tourneux. Là, il trouva son oncle Djabri Ahmed - appelé par respect « Baba Ahmed » - et son cousin Djabri Mohand qui remplissait la dignité de marabout dans la région.
Ensuite, Djabri Abdellah fut transféré à la ferme Démazo, à quelques centaines de mètres, lieu où l’on pratiquait la torture avant la création du camp de concentration de Cap-Aokas. A l’entrée de la salle d’attente, il aperçut, accroché à un clou, les habits tâchés de sang de son oncle Ahmed.
Le lieutenant Mathieu qui le suivait lui cria tout de go :
« Qu’est-ce que tu regardes ? Sache que ton oncle est mort. Et bien mort ! »
Puis, il ajouta comme pris tout à coup de compassion :
« Quant au marabout, il est vivant. Tu peux aller le voir si tu veux. Il est en haut, à l’étage. »
Djabri Abdellah trouva son cousin assis sur un lit à une place et commença avec lui une conversation en kabyle quand son garde le rappela à l’ordre :
« Parlez en français ! »
« Mais mon oncle ne comprend pas cette langue » expliqua Abdellah.
« Alors, traduis-moi au fur et à mesure tout votre entretien. » insiste le soldat.
Le marabout apprit à son cousin la disparition de deux autres prisonniers : Aïdali Mohamed et Bouslah Ahmed.
Après avoir subi un interrogatoire minutieux, Djabri Abdellah fut libéré. Le crépuscule commençait à tomber quand il arriva devant le poste de garde. L’une des sentinelles le pressa de passer son chemin. Djabri Abdellah allongea le pas et sentit une sueur froide dégouliner dans son dos. Et si le soldat était entrain de le mettre en joue ? Peut-être avait-il reçu l’ordre de l’abattre ? Djabri Abdellah marcha rapidement en imaginant le pire. Chaque pas durait une éternité. Dans une seconde, deux secondes... la balle de la sentinelle viendra se loger dans sa nuque.
Il n’osa pas tourner la tête. Dans un sursaut d’énergie, il se résigna, s’abandonna à son destin et pressa son allure. Il arriva enfin hors de portée de fusil.
Vivant ! Il était bien vivant !
Plus loin, repérant un mouvement de troupes sur le pont Oussalass, il se cacha sous la construction dont le tablier suintait. Dans le silence de la nuit et dans la crainte d’être découvert, Djabri Abdellah avait l’impression que chaque goutte d’eau qui tombait à ses pieds produisait l’explosion d’une bombe. Soudain, à quelques mètres, un chacal jappa et s’enfuit. Djabri Abdellah le suivit instinctivement.
Vers vingt-deux heures, il arriva enfin au domicile de ses parents. Sans attendre les questions de son père, il débita avec un tremblement dans la voix :
« Baba Ahmed est mort. Mohand sortira demain. »
Ce jeudi-là est resté gravé dans la mémoire du moudjahid Djabri Abdellah. C’était une journée de « Tiouzi ». Tiouizi était cette ancestrale solidarité tournante entre les agriculteurs voisins s’entraidant pendant la dernière journée des moissons qui se faisaient à la main. Le soleil de plomb de juillet dardait ses rayons sur toute l’étendue des terres agricoles. Des moussebline, abandonnant pour un temps leur charge révolutionnaire, étaient venus en nombre porter main forte à leurs proches.
Courbés sous leurs chapeaux de paille aux larges rebords, les moissonneurs avançaient en ordre horizontal en manipulant dans un mouvement presque synchronisé leurs faucilles étincelantes aux rayons du soleil. Avec une étonnante célérité, ils fauchaient deux, trois touffes puis nouaient leurs gerbes avec un lien formé d’un épi. Au fur et à mesure de leur progression, le champ semblait reculer comme une marée se retirant lentement. À un moment donné, les moissonneurs entonnèrent un chant religieux, rythmé et entraînant, destiné à soutenir leurs efforts. Cette image champêtre était loin d’annoncer que, sous peu, un combat meurtrier ferait rage dans les parages.
A trois encablures du champ, dans la maison inhabitée de Bouchoucha, soixante dix hommes marquaient une halte avant de poursuivre leur chemin vers une autre destination. La compagnie était commandée par le sergent-chef Tahar El Ksar secondé par Si El Hocine, moudjahid de même grade mais qui était sous le coup d’une peine disciplinaire. Les sous-officiers firent venir Djabri Abdellah pour leur servir de guide dans cette région qu’il connaissait dans ses moindres recoins.
Vers quatorze heures, une sentinelle donna l’alarme. Elle vient de repérer, à six cents mètres environ de leur position, des troupes françaises qui grimpaient la colline. Vite, il fallait battre en retraite ! Compte tenu de l’armement limité des maquisards et la puissance de feu de l’ennemi, toute attaque frontale était exclue. Mais en s’éloignant de la maison, les maquisards laissèrent derrière eux nombre d’indices. En pénétrant dans le refuge, l’officier français cria :
« Attention, ils ne sont pas loin. Ils viennent juste de quitter les lieux ! »
A soixante mètres de là, les maquisards dispersés étaient tapis derrière les roches et les arbres. Soudain, en hurlant de toutes ses forces, un soldat pointa son doigt vers un arbre chétif cachant incomplètement un corps :
« Là ! Là ! »
Aussitôt, une rafale de mitraillette éclata. Brahim Nait Adal tomba à la renverse. Instinctivement, Djabri Abdellah se leva pour lui porter secours, mais tomba de tout son long dans la poussière. Le croc-en-jambe de son chef lui sauva la vie car d’autres rafales crépitèrent au-dessus de sa tête. Au même instant, son fusil dans le creux de ses bras, Tahar El Ksar rampa avec une extrême dextérité jusqu’au moudjahid abattu pour récupérer sa cartouchière et son fusil. Puis il chargea Djabri Abdellah de filer avec les quinze nouveaux moussebeline sans armes et non entraînés aux dangers de la guerre.
Entre temps, selon le plan tactique prévu, un groupe de maquisards contourna l’armée française. Au signal de celui-ci, Tahar El Ksar leva le bras en criant :
« El Djihad Fi Sabil Allah ! Allah Ou Akbar ! »
L’échange de coups de feu et de rafales déchira l’air. La bataille faisait rage. Deux maquisards tiraient sans arrêt avec deux fusils automatiques ; pendant que l’un chargeait la première arme, l’autre vidait la seconde, et ainsi de suite durant tout le combat. Dans cette fusillade d’enfer plusieurs soldats seront abattus.
Pendant ce temps, Djabri Abdellah cavalait avec son groupe de nouvelles recrues. Abdelkader, un moudjahid armé d’un fusil de guerre les accompagnait. Rompu aux épreuves de la guérilla, il les mena par les chemins à couvert de l’ennemi.
Lorsque le groupe fut estimé hors de danger, Djabri Abdellah fit le chemin inverse pour rejoindre Si El Hocine qu’il retrouva en compagnie de quatre hommes. Devant l’arrivée des renforts ennemis, le chef des maquisards lança son ordre à tue-tête pour qu’il fût entendu des soldats français :
« Avancez, avancez ! »
Mais cette formule convenue signifiait exactement le contraire. Ainsi, pendant que les troupes ennemies restaient dans l’expectative de voir surgir les maquisards, le mouvement furtif de repli fut effectué pour gagner le sommet de Sidi Djaber au bout d’une course effrénée. Les combattants, exténués et haletant d’une soif inextinguible, se laissèrent tomber dans une mare de sangliers et se désaltérèrent en buvant l’eau fangeuse à travers un mouchoir maintenu devant l’orifice buccal.
Après avoir assouvi quelque peu ce besoin naturel d’eau, les hommes crachaient la boue accumulée dans la bouche.
En rentrant chez lui, Djabri Abdellah apprit la nouvelle de sa propre mort. Suite à la déclaration d’un tiers interrogé à propos de l’accrochage d’Anar Assam, l’administration coloniale enregistra sa disparition. Le lendemain, il se rendit au bureau de l’Administrateur pour rétablir son existence. Évidemment, il essuya un interrogatoire en règle. Habilement, il répondit affirmativement à toutes les questions : « Oui, il avait rencontré le groupe de maquisards ; oui, il avait entendu les fusillades ; oui, il s’était enfui comme tous les autres moissonneurs... »
Devant cette soumission totale, on le libéra en lui promettant de rectifier le constat fictif de son décès.
Deux jours après, Djabri Abdellah cultivait son jardin au lieudit Artatass quand il reçut la visite de deux gendarmes accompagnés d’une personne qui, sans équivoque, le désigna du doigt. Menottes aux poignets, il fut conduit sur-le-champ au lieu de détention établi dans la ferme du colon Tourneux. Là, il trouva son oncle Djabri Ahmed - appelé par respect « Baba Ahmed » - et son cousin Djabri Mohand qui remplissait la dignité de marabout dans la région.
Ensuite, Djabri Abdellah fut transféré à la ferme Démazo, à quelques centaines de mètres, lieu où l’on pratiquait la torture avant la création du camp de concentration de Cap-Aokas. A l’entrée de la salle d’attente, il aperçut, accroché à un clou, les habits tâchés de sang de son oncle Ahmed.
Le lieutenant Mathieu qui le suivait lui cria tout de go :
« Qu’est-ce que tu regardes ? Sache que ton oncle est mort. Et bien mort ! »
Puis, il ajouta comme pris tout à coup de compassion :
« Quant au marabout, il est vivant. Tu peux aller le voir si tu veux. Il est en haut, à l’étage. »
Djabri Abdellah trouva son cousin assis sur un lit à une place et commença avec lui une conversation en kabyle quand son garde le rappela à l’ordre :
« Parlez en français ! »
« Mais mon oncle ne comprend pas cette langue » expliqua Abdellah.
« Alors, traduis-moi au fur et à mesure tout votre entretien. » insiste le soldat.
Le marabout apprit à son cousin la disparition de deux autres prisonniers : Aïdali Mohamed et Bouslah Ahmed.
Après avoir subi un interrogatoire minutieux, Djabri Abdellah fut libéré. Le crépuscule commençait à tomber quand il arriva devant le poste de garde. L’une des sentinelles le pressa de passer son chemin. Djabri Abdellah allongea le pas et sentit une sueur froide dégouliner dans son dos. Et si le soldat était entrain de le mettre en joue ? Peut-être avait-il reçu l’ordre de l’abattre ? Djabri Abdellah marcha rapidement en imaginant le pire. Chaque pas durait une éternité. Dans une seconde, deux secondes... la balle de la sentinelle viendra se loger dans sa nuque.
Il n’osa pas tourner la tête. Dans un sursaut d’énergie, il se résigna, s’abandonna à son destin et pressa son allure. Il arriva enfin hors de portée de fusil.
Vivant ! Il était bien vivant !
Plus loin, repérant un mouvement de troupes sur le pont Oussalass, il se cacha sous la construction dont le tablier suintait. Dans le silence de la nuit et dans la crainte d’être découvert, Djabri Abdellah avait l’impression que chaque goutte d’eau qui tombait à ses pieds produisait l’explosion d’une bombe. Soudain, à quelques mètres, un chacal jappa et s’enfuit. Djabri Abdellah le suivit instinctivement.
Vers vingt-deux heures, il arriva enfin au domicile de ses parents. Sans attendre les questions de son père, il débita avec un tremblement dans la voix :
« Baba Ahmed est mort. Mohand sortira demain. »
laic-aokas- Nombre de messages : 14024
Date d'inscription : 03/06/2011
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