Lettre de Hend Sadi à Djaffer Ouahioune
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Lettre de Hend Sadi à Djaffer Ouahioune
Lettre de Hend Sadi à Djaffer Ouahioune
Le 10 mai 1997, dans une salle de classe aux Aït Yani, Djaffer Ouahioune a été assassiné par un groupe terroriste devant ses élèves. Son ami et compagnon Kamel Aït Hamouda a été également tué le même jour dans la même école.
Jeune, mais déjà ancien militant de la cause amazighe, je t’ai connu au printemps 80. Tu étais alors étudiant à l’université de Tizi-Ouzou. Je ne me souviens pas de notre première rencontre, mais elle a dû avoir lieu tôt, puisque je venais te voir pour préparer la toute première manifestation du 11 mars, au lendemain de l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri. Impulsion décisive à ce formidable mouvement qui deviendra le printemps berbère. Tu avais résumé l’événement à travers cette saisissante formule en kabyle « Ass n 11 di meγres, i d-nesseγres ». [1]
L’image qui me reste de toi est celle de l’étudiant frondeur et bouillonnant, sillonnant le pays pour propager la contestation. À Alger, les étudiants ne parvenaient pas à tirer leur tract, car le responsable de la reprographie exigeait d’eux une autorisation de son supérieur. Ballottés d’un responsable à l’autre, leur course se terminait invariablement devant la porte cadenassée de la salle de tirage. Arrivé sur les lieux, tu fis sauter le verrou d’un coup de pied, mis en marche la ronéo, et tu tirais le tract sans te soucier davantage d’une quelconque permission. C’était tout toi.
Élève au lycée à Constantine, tu en fus exclu pour des observations impertinentes et répétées en cours d’instruction civique sous Boumédiène. Ayant été ton enseignant, je me souviens n’avoir pas été toujours complaisant avec toi. Mais tu ne m’en as pas tenu rigueur, puisque à l’extérieur des cours, nous nous retrouvions dans la fraternité du combat où plus aucune hiérarchie n’était de mise : tu te souviens de notre arrestation à la gendarmerie de Tassaft ? Nous étions attachés l’un à l’autre par une paire de menottes. Tu découvrais le contact glacial du métal et l’implacable mécanisme qui en faisait resserrer l’étreinte à chaque mouvement indocile. Tu n’avais pas un tempérament à accepter la discipline qu’imposait l’instrument, ton esprit se tournait ailleurs, vers la fenêtre par laquelle tu me proposais de sauter. Mais notre compagnon Arab était, lui, attaché à un lit de ferraille.
De ce jour, il me revient encore la multitude de tes démêlés avec les gendarmes qui ressortaient tous tes dossiers ; il y avait bien sûr les tracts, ceux de Tizi, de Michelet et d’ailleurs, mais aussi une affaire de permis de conduire à Boudouaou, et bien d’autres encore. Tu ne paraissais pas accablé pour autant. Ton aplomb face à eux fut admirable. Le sommet en avait été l’affaire de la perquisition. Sans doute dénoncé par quelqu’un, les gendarmes étaient venus perquisitionner chez toi pour chercher la ronéo de Tafsut. Tu leur avais expliqué que l’opération était risquée : on ne violait pas impunément l’intimité d’une maison kabyle. Et que si l’on en forçait l’entrée, en sortir devenait problématique, surtout vivant.
L’argument les avait convaincus, les gendarmes renoncèrent à leur perquisition et tu échappais à un emprisonnement, car la ronéo était bien là, chez toi !
Tafsut dont tu fus l’un des fondateurs publia dans son premier numéro, un percutant poème « Adrum s weγṛum » [2], que tu signais et où tu fustigeais cette légion de Kabyles de service qui se font les chantres de l’arabisation. « Ijeṛmḍen », comme tu les appelais, avaient fini par cesser de te poursuivre, d’autres qui en ont revêtu l’uniforme ont pris le relais, semant terreur et barbarie sur leur passage. Mais indomptable dans l’âme, tu ne sauras pas te soumettre à ceux-ci, pas plus que tu ne te soumis aux précédents. Je sais, un sens aussi aiguisé de l’honneur peut prendre des allures de provocations. Il se trouvera même des esprits pour penser secrètement que, ta mort, tu l’as cherchée. Car enfin, pourquoi diable, s’exposer à autant de risques personnels et s’impliquer à ce point dans des problèmes qui, après tout, concernent toute la collectivité ?
Pourquoi ? Parce que tu es de cette race d’hommes, authentiques pionniers, qui empruntent les chemins raides et escarpés, délaissant les sentiers tortueux. Je peux te le dire aujourd’hui Djaffar, tu fais partie de ces quelques figures, avec Mmis n Slimane, ce maçon que j’ai connu autrefois à l’Académie berbère, dont l’engagement dans le même mouvement m’a conforté dans ma conviction. Vous êtes des repères, des guides. C’est le sentiment que j’ai éprouvé en vous retrouvant au RCD.
« Parce que la montagne toute proche ne protège plus le village du sirocco ni des sauterelles », écrivait Mammeri, il se trouve aujourd’hui encore, à deux pas de chez toi, des Kabyles pour promettre de t’arabiser avant l’an 2000. Des tueurs intégristes ne leur en ont pas laissé le temps. Des assassins, peut-être hébergés si près de chez toi, parce que la montagne ne protège plus du sirocco, ni des sauterelles la colline oubliée.
Djaffar, je sais ce que, plus tard, tu me diras là-haut : la prochaine fois, ils ne t’auront pas, tu ne baisseras pas ta garde, même durant ton cours. Non Djaffar, ils ne te soumettront pas, toi dont le meurtre même résonne comme un appel à la résistance pour l’éternité, un appel qui se perpétue depuis la mort de Jugurtha dans une cellule romaine, il y a plus de deux mille ans. Tu lui diras, là-haut, que les fils du pauvre n’ont pas peur.
Hend Sadi In Liberté mai 1997
Le 10 mai 1997, dans une salle de classe aux Aït Yani, Djaffer Ouahioune a été assassiné par un groupe terroriste devant ses élèves. Son ami et compagnon Kamel Aït Hamouda a été également tué le même jour dans la même école.
Jeune, mais déjà ancien militant de la cause amazighe, je t’ai connu au printemps 80. Tu étais alors étudiant à l’université de Tizi-Ouzou. Je ne me souviens pas de notre première rencontre, mais elle a dû avoir lieu tôt, puisque je venais te voir pour préparer la toute première manifestation du 11 mars, au lendemain de l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri. Impulsion décisive à ce formidable mouvement qui deviendra le printemps berbère. Tu avais résumé l’événement à travers cette saisissante formule en kabyle « Ass n 11 di meγres, i d-nesseγres ». [1]
L’image qui me reste de toi est celle de l’étudiant frondeur et bouillonnant, sillonnant le pays pour propager la contestation. À Alger, les étudiants ne parvenaient pas à tirer leur tract, car le responsable de la reprographie exigeait d’eux une autorisation de son supérieur. Ballottés d’un responsable à l’autre, leur course se terminait invariablement devant la porte cadenassée de la salle de tirage. Arrivé sur les lieux, tu fis sauter le verrou d’un coup de pied, mis en marche la ronéo, et tu tirais le tract sans te soucier davantage d’une quelconque permission. C’était tout toi.
Élève au lycée à Constantine, tu en fus exclu pour des observations impertinentes et répétées en cours d’instruction civique sous Boumédiène. Ayant été ton enseignant, je me souviens n’avoir pas été toujours complaisant avec toi. Mais tu ne m’en as pas tenu rigueur, puisque à l’extérieur des cours, nous nous retrouvions dans la fraternité du combat où plus aucune hiérarchie n’était de mise : tu te souviens de notre arrestation à la gendarmerie de Tassaft ? Nous étions attachés l’un à l’autre par une paire de menottes. Tu découvrais le contact glacial du métal et l’implacable mécanisme qui en faisait resserrer l’étreinte à chaque mouvement indocile. Tu n’avais pas un tempérament à accepter la discipline qu’imposait l’instrument, ton esprit se tournait ailleurs, vers la fenêtre par laquelle tu me proposais de sauter. Mais notre compagnon Arab était, lui, attaché à un lit de ferraille.
De ce jour, il me revient encore la multitude de tes démêlés avec les gendarmes qui ressortaient tous tes dossiers ; il y avait bien sûr les tracts, ceux de Tizi, de Michelet et d’ailleurs, mais aussi une affaire de permis de conduire à Boudouaou, et bien d’autres encore. Tu ne paraissais pas accablé pour autant. Ton aplomb face à eux fut admirable. Le sommet en avait été l’affaire de la perquisition. Sans doute dénoncé par quelqu’un, les gendarmes étaient venus perquisitionner chez toi pour chercher la ronéo de Tafsut. Tu leur avais expliqué que l’opération était risquée : on ne violait pas impunément l’intimité d’une maison kabyle. Et que si l’on en forçait l’entrée, en sortir devenait problématique, surtout vivant.
L’argument les avait convaincus, les gendarmes renoncèrent à leur perquisition et tu échappais à un emprisonnement, car la ronéo était bien là, chez toi !
Tafsut dont tu fus l’un des fondateurs publia dans son premier numéro, un percutant poème « Adrum s weγṛum » [2], que tu signais et où tu fustigeais cette légion de Kabyles de service qui se font les chantres de l’arabisation. « Ijeṛmḍen », comme tu les appelais, avaient fini par cesser de te poursuivre, d’autres qui en ont revêtu l’uniforme ont pris le relais, semant terreur et barbarie sur leur passage. Mais indomptable dans l’âme, tu ne sauras pas te soumettre à ceux-ci, pas plus que tu ne te soumis aux précédents. Je sais, un sens aussi aiguisé de l’honneur peut prendre des allures de provocations. Il se trouvera même des esprits pour penser secrètement que, ta mort, tu l’as cherchée. Car enfin, pourquoi diable, s’exposer à autant de risques personnels et s’impliquer à ce point dans des problèmes qui, après tout, concernent toute la collectivité ?
Pourquoi ? Parce que tu es de cette race d’hommes, authentiques pionniers, qui empruntent les chemins raides et escarpés, délaissant les sentiers tortueux. Je peux te le dire aujourd’hui Djaffar, tu fais partie de ces quelques figures, avec Mmis n Slimane, ce maçon que j’ai connu autrefois à l’Académie berbère, dont l’engagement dans le même mouvement m’a conforté dans ma conviction. Vous êtes des repères, des guides. C’est le sentiment que j’ai éprouvé en vous retrouvant au RCD.
« Parce que la montagne toute proche ne protège plus le village du sirocco ni des sauterelles », écrivait Mammeri, il se trouve aujourd’hui encore, à deux pas de chez toi, des Kabyles pour promettre de t’arabiser avant l’an 2000. Des tueurs intégristes ne leur en ont pas laissé le temps. Des assassins, peut-être hébergés si près de chez toi, parce que la montagne ne protège plus du sirocco, ni des sauterelles la colline oubliée.
Djaffar, je sais ce que, plus tard, tu me diras là-haut : la prochaine fois, ils ne t’auront pas, tu ne baisseras pas ta garde, même durant ton cours. Non Djaffar, ils ne te soumettront pas, toi dont le meurtre même résonne comme un appel à la résistance pour l’éternité, un appel qui se perpétue depuis la mort de Jugurtha dans une cellule romaine, il y a plus de deux mille ans. Tu lui diras, là-haut, que les fils du pauvre n’ont pas peur.
Hend Sadi In Liberté mai 1997
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