Saïd Sadi : lettre à mes amis de la presse (juin 2000)
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Saïd Sadi : lettre à mes amis de la presse (juin 2000)
«Dans la vie des jeunes nations, les périodes marquées par des débats particulièrement conflictuels sont plus au moins bien vécues. En Algérie, ces affrontements sont admis comme des épreuves maturantes de la vie publique quand ils ne dépassent pas le stade verbal.
Cependant, d’autres situations imposent à l’homme politique des interventions plus délicates parce qu’elles mènent à des interpellations, voire des oppositions qui impliquent des femmes et des hommes avec lesquels on partage sacrifices et espérances. Dans notre pays, les responsables ont généralement évité ce genre de confrontations, leur préférant les commentaires confidentiels. Les apparatchiks « qui se mettent en réserve de la République » trouveront cette contribution peu politique. Je le sais et n’ignore pas qu’elle peut susciter polémique et procès d’intention.
Elle est dictée par le rejet du confort de l’esquive et la conviction que la loyauté et la responsabilité exigent de s’exprimer, aujourd’hui, sur une lourde tendance à l’abandon national qui occupe chaque jour les segments moteurs du progrès et de la liberté. Cette fascination du pire, aussi inattendue que périlleuse, perturbe repères et valeurs.
Ainsi, quand les islamistes s’adonnent à l’entrisme, ils font preuve d’un remarquable sens tactique. Lorsque des démocrates intègrent un gouvernement, dont le programme est conçu sur la base de leurs positions fondamentales, ils renient leurs convictions.
Quand en 1994 le FIS produit à Rome un texte à travers lequel il impose la charia à des formations qui ne se réclamaient pas de l’islamisme, des observateurs avaient longtemps perçu dans ce document « un contrat national proposant une solution globale, démocratique et politique à la crise ».
Une réunion de la coalition gouvernementale où siègent deux partis islamistes débouche sur un communiqué sommant chacun de se soumettre à l’ordre républicain, de s’engager en faveur du projet démocratique avec toutes les libertés y afférentes, de condamner le terrorisme et de saluer les patriotes qui ont sauvé le pays…, elle est suivie par des commentaires oscillant entre le cynisme et le mépris « devant une rencontre sans relief ».
Quand un général en retraite se prononce pour l’amnistie des GIA, le ban et l’arrière-ban jurent qu’il engage la République à travers sa plus haute autorité : le chef de l’Etat. Quand un ministre de l’Intérieur refuse l’agrément à un parti qui se proposait de se constituer sous la base d’une formation dissoute, la presse décrète « qu’il ne s’agit là que d’un avis personnel ».
On peut, dans la foulée, noter l’indifférence quasi générale qui a accompagné l’installation de la commission de refonte de l’éducation dont la lettre de mission constitue une remise en cause fondamentale de l’approche qui a prévalu en matière d’enseignement jusque-là. A juger la promptitude des réactions et la virulence des attaques que lui ont réservées les islamo-conservateurs, on peut supposer que, eux, ont saisi les enjeux.
Disqualifier, par principe, tout propos ou conduite officiels est, désormais, le postulat qui définit et délimite la compétence et l’éthique. Dieu sait pourtant qu’il y a matière à redire sur les insuffisances gouvernementales sans devoir sombrer dans le nihilisme.
Extrait de Tunisie où il posait quelques problèmes à un pays ami de la France qui, il est vrai, a tout fait pour se compliquer la vie par une gestion pour le moins maladroite du cas, le journaliste Ben Brik sera invité à se taire par le ministre des Affaires étrangères en personne sitôt arrivé à Paris. On ne croit pas savoir que la presse française ait trouvé l’injonction attentatoire à la liberté d’expression dès lors qu’elle leur était motivée par les intérêts supérieurs de l’Etat ; notion, il est vrai, galvaudée dans notre pays tant on en a usé et abusé.
On imagine sans mal les légitimes protestations des Français, de gauche ou de droite, face à quelqu’un qui se serait avisé à dire que Jean Moulin, semble-t-il porté sur le bon vin, ait pu mener telle ou telle action de résistance du fait de l’imprégnation alcoolique. Dans le même ordre idée, on peut, sans risque d’erreur, supposer que, si d’aventure, un journaliste, fut-il de l’extrême-gauche, venait à s’en prendre à l’honneur d’une Lucie Aubrac, toujours vivante (1), donc capable de se défendre, la France, puisque c’est elle le modèle, se serait, n’en doutons pas, unanimement indignée.
Mauvais présage, un livre accusant Abane Ramdane d’être un traitre (2), rien que cela, ne sera dénoncé que par sa veuve, réduite à courir, seule, les tribunaux pour faire condamner une ignominie.
Dérisoire consolation, la tendance à l’autodestruction n’est pas l’apanage de la presse. La position de cette dernière préoccupe, cependant, un peu plus car on ne la voyait pas accompagnant, de façon active, ce vertige suicidaire.
Appartenant à une génération extérieure aux déchirements de la guerre et d’après-guerre et ayant longtemps combattu les triturations des symboles de la nation dans les arcanes clientélistes, je me considère autorisé et mis en demeure d’exprimer mon désaccord devant une recherche systématique de la dévalorisation de nos mythes fondateurs, qui plus est, se pose comme le préalable et la condition de l’autonomie intellectuelle pour nombre de nos élites.
L’extension de dérapages, initialement limités à des publications mineures et éphémères et qui avaient fait de la provocation une devise, a atteint une telle échelle que cette contamination par le bas prend un caractère d’urgence. Elle nous interpelle tous.
Le traitement de l’affaire Ben Brik et de la réunion des partis de la coalition gouvernementale, entre autres, pose la question du devenir de la relation sociale et, secondairement, celle de la communication : la presse nationale, publique ou privée, s’est-elle suffisamment préparée pour affronter une phase historique inédite ?
La première, engluée sous la tutelle étatique et enkystée dans l’autocensure, végète tout en se desséchant. Les grandes plumes qui ont acquis le métier vieillissent. Certaines sont en retraites, d’autres se sont exilées ; celles qui se sont reconverties dans la presse privée n’écrivent plus ou si peu, absorbées quelles sont par les problèmes de gestion.
Les journaux, puisque la radio et la télévision sont toujours inaccessibles aux investissements particuliers, ne parviennent plus à se trouver une identité, une éthique et une qualité professionnelle qui prolongeraient dans la durée, maintenant que la paix revient progressivement, un crédit construit pendant la dure époque où il fallait survivre à la répression du pouvoir et à la folie islamiste.
N’insistons pas sur les organes d’Etat dont l’évolution dépend de la mutation des institutions et convenons que, puisque ces dernières sont en plein réaménagement, il y aura nécessairement un temps mort entre le dépassement d’outils informationnels délétères et la naissance d’un service public digne de ce nom.
Occupons-nous à essayer de comprendre ce qui empêche la presse privée d’assurer sa mutation-sa refondation ?-selon les exigences d’une époque où, pourtant, les événements et les évolutions constituent un terreau exceptionnel pour l’émergence d’une nouvelle pédagogie de l’information.
Les obstacles, traditionnellement à l’origine des limites du nombre et de la qualité des titres dans le tiers-monde, sont connus : problème d’argent, faiblesse du lectorat, censure et/ou répression des pouvoirs publics…
L’argument financier ne vaut pas pour les principaux quotidiens algériens puisque, et c’est à leur honneur, la plus part sont des entreprises florissantes. Le lecteur ne fait pas défaut ; l’Algérien lit et, malgré la crise sociale, nombre de citoyens achètent deux, voire trois journaux par jour.
Pendant longtemps, la censure a prévalue sous diverses formes : tracasseries judiciaires, pression par l’intermédiaire de la publicité, etc. quel que soit le point de vue que l’on soutient devant le refus obstiné du président algérien à s’adresser à la presse privée nationale, nul ne peut contester le fait que pas un journal n’a été inquiété depuis une année.
Qu’est-ce qui fait qu’en dépit d’une prospérité financière et d’une liberté de travail que lui envient bien des médias du Sud, la presse privée algérienne s’enlise dans la surenchère, cette autre forme de conformisme, et ne parvient pas au niveau de qualité qu’en attendent maintenant les citoyens ?
Les partis politiques ont des stratégies de communications médiocres, a-t-on avancé. Sans doute. Mais est-ce suffisant pour expliquer le fait que le sanglant et l’invective soient devenus des menus hégémoniques ?
Pour le bien de notre presse comme pour celui de notre société, il faut refuser de se résoudre à ces réductions. La difficulté à trouver de bons journalistes dans la jeunesse n’explique pas une certaine forme de régression, tant dans la qualité de l’écrit que dans la fiabilité de l’information.
La tentation grandissante d’un arbitrage narcissique, étouffant l’observation, témoigne d’une évolution préoccupante. La prudence et l’humilité qui ont marqué la naissance de notre presse cèdent devant les certitudes et les excès. L’outrance tient lieu d’autorité, le raccourci et la caricature dispensent de l’investigation et le jugement remplace l’analyse.
On a pu penser un instant que la longue privation de liberté avait conduit le journaliste à refuser, a priori, toute forme de concession à l’autorité au point de préférer l’hostilité à la recherche de la vérité. C’est un réflexe classique dans l’apparition de la presse post-parti unique dans le tiers-monde.
N’est crédible que celui qui contredit ou agresse. Les pays d’Amérique latine ont connu une brève période d’emballement médiatique les mois qui ont suivi leurs ouvertures démocratiques. Mais le souci de l’équilibre à vite repris le dessus, convaincus qu’étaient les journalistes, argentins notamment, que leur crédibilité ne pouvait survivre longtemps à la seule fringale du spectaculaire.
Le problème, en Algérie, et que cette phase de défoulement, au lieu de s’estomper, dure et s’aggrave avec le temps, altérant sévèrement l’image de la presse plurielle, non pas devant les pouvoirs publics mais du point de vue du lecteur auprès duquel les responsables des journaux ne semblent pas vouloir constater l’érosion qui affecte la confiance mise dans leur profession. Il serait pour le moins regrettable d’attendre la désertion du citoyen pour prendre acte de son droit à une saine information.
Le recours à l’évocation des martyrs de la presse algérienne pour justifier l’insuffisance ou la faute professionnelle ne serait convaincre ; d’une part parce que la mémoire des disparus condamne à l’excellence, d’autre part parce que nous avons trop longtemps dénoncé la confiscation des morts par lesquels le régime a légitimé ses dérives pour laisser se produire la manœuvre sur un registre aussi sensible que le droit de savoir.
Nulle personne, soucieuse de liberté et de progrès, n’a intérêt à voir se prolonger cette situation ou le chaînon vital qui peut amener les Algériens à une saine connaissance d’eux-mêmes et, le cas échéant, une meilleure organisation de leurs solidarités se délite dans l’abus et la gabegie d’un pouvoir sans contrôle ni bilan.
Mais la pire des choses qui puisse nous arriver et de nous enfermer dans le tabou, fatal celui-là, qui vaudrait que ces titres, parce que n’appartenant pas au pouvoir, soient, a priori, bons et donc non critiquable. C’est parce que l’acquis majeur dans l’Algérie de l’an 2000 reste la presse privée, qu’il faut la préserver.
Ce qui se dit aujourd’hui en catimini doit pouvoir s’exprimer au grand jour. Il est injuste que les jeunes journalistes soient sous-payés quand ils font bien leur travail, il est dangereux de constater, qu’à l’inverse de ce qui se fait ailleurs, pas un titre n’a cru devoir organiser des cycles de formation pour les nouvelles recrues ou des séminaires de perfectionnement pour les plus anciennes. Se mettre en difficulté avec la réglementation fiscale n’est pas la meilleure façon de défendre sa liberté…
Il serait dommage que notre presse privée, dont l’apparition fut, à bon endroit chantée, ici et ailleurs, comme l’un des symboles les plus tangibles d’une légitime aspiration du Sud à l’émancipation démocratique, soit, en définitive, l’instance qui aura eu le plus de peine à s’installer dans la performance et la transparence au moment où le pays, toutes catégories sociales et toutes institutions confondues, se remet en question.
Dans ce monde de grisaille où se bonifie le pire, la création du Conseil de l’éthique apparait comme une lueur d’espoir. Souhaitons-lui bonne chance.
En tout état de cause, il y a en la matière, urgence pour une bonne pause. La responsabilité militante, le droit citoyen comme le devoir d’amitié pour les professionnels de la presse commande, aujourd’hui, de le dire. »
El Watan, n° 2886 du 7 juin 2000
(1)-Lucie Aubrac (de son vrai nom Lucie Samuel) est née le 29 juin 1912 à Paris, décédée le 14 mars 2007. Elle fut une résistante française à l'occupation allemande et au régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale.
(2)- Ali Kafi,Du militant politique au dirigeant militaire (mémoires).
Cependant, d’autres situations imposent à l’homme politique des interventions plus délicates parce qu’elles mènent à des interpellations, voire des oppositions qui impliquent des femmes et des hommes avec lesquels on partage sacrifices et espérances. Dans notre pays, les responsables ont généralement évité ce genre de confrontations, leur préférant les commentaires confidentiels. Les apparatchiks « qui se mettent en réserve de la République » trouveront cette contribution peu politique. Je le sais et n’ignore pas qu’elle peut susciter polémique et procès d’intention.
Elle est dictée par le rejet du confort de l’esquive et la conviction que la loyauté et la responsabilité exigent de s’exprimer, aujourd’hui, sur une lourde tendance à l’abandon national qui occupe chaque jour les segments moteurs du progrès et de la liberté. Cette fascination du pire, aussi inattendue que périlleuse, perturbe repères et valeurs.
Ainsi, quand les islamistes s’adonnent à l’entrisme, ils font preuve d’un remarquable sens tactique. Lorsque des démocrates intègrent un gouvernement, dont le programme est conçu sur la base de leurs positions fondamentales, ils renient leurs convictions.
Quand en 1994 le FIS produit à Rome un texte à travers lequel il impose la charia à des formations qui ne se réclamaient pas de l’islamisme, des observateurs avaient longtemps perçu dans ce document « un contrat national proposant une solution globale, démocratique et politique à la crise ».
Une réunion de la coalition gouvernementale où siègent deux partis islamistes débouche sur un communiqué sommant chacun de se soumettre à l’ordre républicain, de s’engager en faveur du projet démocratique avec toutes les libertés y afférentes, de condamner le terrorisme et de saluer les patriotes qui ont sauvé le pays…, elle est suivie par des commentaires oscillant entre le cynisme et le mépris « devant une rencontre sans relief ».
Quand un général en retraite se prononce pour l’amnistie des GIA, le ban et l’arrière-ban jurent qu’il engage la République à travers sa plus haute autorité : le chef de l’Etat. Quand un ministre de l’Intérieur refuse l’agrément à un parti qui se proposait de se constituer sous la base d’une formation dissoute, la presse décrète « qu’il ne s’agit là que d’un avis personnel ».
On peut, dans la foulée, noter l’indifférence quasi générale qui a accompagné l’installation de la commission de refonte de l’éducation dont la lettre de mission constitue une remise en cause fondamentale de l’approche qui a prévalu en matière d’enseignement jusque-là. A juger la promptitude des réactions et la virulence des attaques que lui ont réservées les islamo-conservateurs, on peut supposer que, eux, ont saisi les enjeux.
Disqualifier, par principe, tout propos ou conduite officiels est, désormais, le postulat qui définit et délimite la compétence et l’éthique. Dieu sait pourtant qu’il y a matière à redire sur les insuffisances gouvernementales sans devoir sombrer dans le nihilisme.
Extrait de Tunisie où il posait quelques problèmes à un pays ami de la France qui, il est vrai, a tout fait pour se compliquer la vie par une gestion pour le moins maladroite du cas, le journaliste Ben Brik sera invité à se taire par le ministre des Affaires étrangères en personne sitôt arrivé à Paris. On ne croit pas savoir que la presse française ait trouvé l’injonction attentatoire à la liberté d’expression dès lors qu’elle leur était motivée par les intérêts supérieurs de l’Etat ; notion, il est vrai, galvaudée dans notre pays tant on en a usé et abusé.
On imagine sans mal les légitimes protestations des Français, de gauche ou de droite, face à quelqu’un qui se serait avisé à dire que Jean Moulin, semble-t-il porté sur le bon vin, ait pu mener telle ou telle action de résistance du fait de l’imprégnation alcoolique. Dans le même ordre idée, on peut, sans risque d’erreur, supposer que, si d’aventure, un journaliste, fut-il de l’extrême-gauche, venait à s’en prendre à l’honneur d’une Lucie Aubrac, toujours vivante (1), donc capable de se défendre, la France, puisque c’est elle le modèle, se serait, n’en doutons pas, unanimement indignée.
Mauvais présage, un livre accusant Abane Ramdane d’être un traitre (2), rien que cela, ne sera dénoncé que par sa veuve, réduite à courir, seule, les tribunaux pour faire condamner une ignominie.
Dérisoire consolation, la tendance à l’autodestruction n’est pas l’apanage de la presse. La position de cette dernière préoccupe, cependant, un peu plus car on ne la voyait pas accompagnant, de façon active, ce vertige suicidaire.
Appartenant à une génération extérieure aux déchirements de la guerre et d’après-guerre et ayant longtemps combattu les triturations des symboles de la nation dans les arcanes clientélistes, je me considère autorisé et mis en demeure d’exprimer mon désaccord devant une recherche systématique de la dévalorisation de nos mythes fondateurs, qui plus est, se pose comme le préalable et la condition de l’autonomie intellectuelle pour nombre de nos élites.
L’extension de dérapages, initialement limités à des publications mineures et éphémères et qui avaient fait de la provocation une devise, a atteint une telle échelle que cette contamination par le bas prend un caractère d’urgence. Elle nous interpelle tous.
Le traitement de l’affaire Ben Brik et de la réunion des partis de la coalition gouvernementale, entre autres, pose la question du devenir de la relation sociale et, secondairement, celle de la communication : la presse nationale, publique ou privée, s’est-elle suffisamment préparée pour affronter une phase historique inédite ?
La première, engluée sous la tutelle étatique et enkystée dans l’autocensure, végète tout en se desséchant. Les grandes plumes qui ont acquis le métier vieillissent. Certaines sont en retraites, d’autres se sont exilées ; celles qui se sont reconverties dans la presse privée n’écrivent plus ou si peu, absorbées quelles sont par les problèmes de gestion.
Les journaux, puisque la radio et la télévision sont toujours inaccessibles aux investissements particuliers, ne parviennent plus à se trouver une identité, une éthique et une qualité professionnelle qui prolongeraient dans la durée, maintenant que la paix revient progressivement, un crédit construit pendant la dure époque où il fallait survivre à la répression du pouvoir et à la folie islamiste.
N’insistons pas sur les organes d’Etat dont l’évolution dépend de la mutation des institutions et convenons que, puisque ces dernières sont en plein réaménagement, il y aura nécessairement un temps mort entre le dépassement d’outils informationnels délétères et la naissance d’un service public digne de ce nom.
Occupons-nous à essayer de comprendre ce qui empêche la presse privée d’assurer sa mutation-sa refondation ?-selon les exigences d’une époque où, pourtant, les événements et les évolutions constituent un terreau exceptionnel pour l’émergence d’une nouvelle pédagogie de l’information.
Les obstacles, traditionnellement à l’origine des limites du nombre et de la qualité des titres dans le tiers-monde, sont connus : problème d’argent, faiblesse du lectorat, censure et/ou répression des pouvoirs publics…
L’argument financier ne vaut pas pour les principaux quotidiens algériens puisque, et c’est à leur honneur, la plus part sont des entreprises florissantes. Le lecteur ne fait pas défaut ; l’Algérien lit et, malgré la crise sociale, nombre de citoyens achètent deux, voire trois journaux par jour.
Pendant longtemps, la censure a prévalue sous diverses formes : tracasseries judiciaires, pression par l’intermédiaire de la publicité, etc. quel que soit le point de vue que l’on soutient devant le refus obstiné du président algérien à s’adresser à la presse privée nationale, nul ne peut contester le fait que pas un journal n’a été inquiété depuis une année.
Qu’est-ce qui fait qu’en dépit d’une prospérité financière et d’une liberté de travail que lui envient bien des médias du Sud, la presse privée algérienne s’enlise dans la surenchère, cette autre forme de conformisme, et ne parvient pas au niveau de qualité qu’en attendent maintenant les citoyens ?
Les partis politiques ont des stratégies de communications médiocres, a-t-on avancé. Sans doute. Mais est-ce suffisant pour expliquer le fait que le sanglant et l’invective soient devenus des menus hégémoniques ?
Pour le bien de notre presse comme pour celui de notre société, il faut refuser de se résoudre à ces réductions. La difficulté à trouver de bons journalistes dans la jeunesse n’explique pas une certaine forme de régression, tant dans la qualité de l’écrit que dans la fiabilité de l’information.
La tentation grandissante d’un arbitrage narcissique, étouffant l’observation, témoigne d’une évolution préoccupante. La prudence et l’humilité qui ont marqué la naissance de notre presse cèdent devant les certitudes et les excès. L’outrance tient lieu d’autorité, le raccourci et la caricature dispensent de l’investigation et le jugement remplace l’analyse.
On a pu penser un instant que la longue privation de liberté avait conduit le journaliste à refuser, a priori, toute forme de concession à l’autorité au point de préférer l’hostilité à la recherche de la vérité. C’est un réflexe classique dans l’apparition de la presse post-parti unique dans le tiers-monde.
N’est crédible que celui qui contredit ou agresse. Les pays d’Amérique latine ont connu une brève période d’emballement médiatique les mois qui ont suivi leurs ouvertures démocratiques. Mais le souci de l’équilibre à vite repris le dessus, convaincus qu’étaient les journalistes, argentins notamment, que leur crédibilité ne pouvait survivre longtemps à la seule fringale du spectaculaire.
Le problème, en Algérie, et que cette phase de défoulement, au lieu de s’estomper, dure et s’aggrave avec le temps, altérant sévèrement l’image de la presse plurielle, non pas devant les pouvoirs publics mais du point de vue du lecteur auprès duquel les responsables des journaux ne semblent pas vouloir constater l’érosion qui affecte la confiance mise dans leur profession. Il serait pour le moins regrettable d’attendre la désertion du citoyen pour prendre acte de son droit à une saine information.
Le recours à l’évocation des martyrs de la presse algérienne pour justifier l’insuffisance ou la faute professionnelle ne serait convaincre ; d’une part parce que la mémoire des disparus condamne à l’excellence, d’autre part parce que nous avons trop longtemps dénoncé la confiscation des morts par lesquels le régime a légitimé ses dérives pour laisser se produire la manœuvre sur un registre aussi sensible que le droit de savoir.
Nulle personne, soucieuse de liberté et de progrès, n’a intérêt à voir se prolonger cette situation ou le chaînon vital qui peut amener les Algériens à une saine connaissance d’eux-mêmes et, le cas échéant, une meilleure organisation de leurs solidarités se délite dans l’abus et la gabegie d’un pouvoir sans contrôle ni bilan.
Mais la pire des choses qui puisse nous arriver et de nous enfermer dans le tabou, fatal celui-là, qui vaudrait que ces titres, parce que n’appartenant pas au pouvoir, soient, a priori, bons et donc non critiquable. C’est parce que l’acquis majeur dans l’Algérie de l’an 2000 reste la presse privée, qu’il faut la préserver.
Ce qui se dit aujourd’hui en catimini doit pouvoir s’exprimer au grand jour. Il est injuste que les jeunes journalistes soient sous-payés quand ils font bien leur travail, il est dangereux de constater, qu’à l’inverse de ce qui se fait ailleurs, pas un titre n’a cru devoir organiser des cycles de formation pour les nouvelles recrues ou des séminaires de perfectionnement pour les plus anciennes. Se mettre en difficulté avec la réglementation fiscale n’est pas la meilleure façon de défendre sa liberté…
Il serait dommage que notre presse privée, dont l’apparition fut, à bon endroit chantée, ici et ailleurs, comme l’un des symboles les plus tangibles d’une légitime aspiration du Sud à l’émancipation démocratique, soit, en définitive, l’instance qui aura eu le plus de peine à s’installer dans la performance et la transparence au moment où le pays, toutes catégories sociales et toutes institutions confondues, se remet en question.
Dans ce monde de grisaille où se bonifie le pire, la création du Conseil de l’éthique apparait comme une lueur d’espoir. Souhaitons-lui bonne chance.
En tout état de cause, il y a en la matière, urgence pour une bonne pause. La responsabilité militante, le droit citoyen comme le devoir d’amitié pour les professionnels de la presse commande, aujourd’hui, de le dire. »
El Watan, n° 2886 du 7 juin 2000
(1)-Lucie Aubrac (de son vrai nom Lucie Samuel) est née le 29 juin 1912 à Paris, décédée le 14 mars 2007. Elle fut une résistante française à l'occupation allemande et au régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale.
(2)- Ali Kafi,Du militant politique au dirigeant militaire (mémoires).
rebelle kabyle- Nombre de messages : 6838
Date d'inscription : 12/02/2011
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