Entretien avec le philosophe Kaidi Ali: la laïcité républicaine est celle qui garantit l’égalité et la justice
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Entretien avec le philosophe Kaidi Ali: la laïcité républicaine est celle qui garantit l’égalité et la justice
Le débat autour de La charte des valeurs québécoises est ardent, nourri, on ne peut plus passionné. Les tenants d’une laïcité ouverte pensent que la proposition péquiste (Parti Québécois) est ségrégationniste, enfonce davantage les faibles et les désigne de boucs émissaires chargés de tous les péchés. C’est le pire de l’homme, arguent-ils, que l’on explore quand on désigne les autres de danger, d’étrangers qui attentent aux valeurs et menacent le vivre ensemble, bref, la charte, d’autant plus qu’elle était au départ celle de la laïcité pour finir charte des valeurs québécoises, est attaquée de toutes parts, pourfendue, désignée de tous les noms. De l’autre côté, les laïcs, les adeptes d’une laïcité républicaine, désignée souvent de française, montent au créneau et crient qu’il n’ait de laïcité autre que la laïcité, que la laïcité qui ouvre la porte au retour du religieux dans l’espace public n’est pas la laïcité, mais le communautarisme qui remet en cause notre vivre ensemble, augure pour des lendemains incertains. Pour eux, seule la neutralité de l’état est garante de justice et d’égalité, d’espace symbiotique pour que se dissolvent nos certitudes et se rencontrent les identités qui nous lient pour une interculturarlité féconde, enrichissante. Parmi les adeptes de cette dernière, à savoir la laïcité sans aucun adjectif, le philosophe Kaidi Ali, docteur et professeur en philosophie, cofondateur par ailleurs avec Akli Ourdja, de l’Association Québécoise des Nords-Africains pour la Laïcité (AQNAL), tente dans cette interview de déconstruire l’argumentaire des tenants de la laïcité ouverte. Il nous livre dans des mots simples et précis sa définition de la laïcité, de la neutralité, du vivre ensemble, du multiculturalisme… Bref, lisez plutôt !
La charte des valeurs québécoises contre les signes religieux ostentatoires
H. Lounès. D’abord, Monsieur Kaidi, qu’est-ce que pour vous la laïcité ? Pourquoi pensez-vous, tel qu’on vous a entendu le dire partout, que la laïcité n’est ni positive ni négative, elle est la laïcité comme vous dites ?
K. A. Pour moi la laïcité est une invention de la modernité, elle s’est imposée comme une solution aux guerres de religions. Grâce à laïcité, la liberté de conscience et de religion dans les états modernes sont garanties. La laïcité comme je la conçois repose sur trois principes nécessaires et complémentaires. Nous ne pouvons pas imaginer une neutralité de l’état sans liberté de conscience et celle-ci sans égalité. Un état neutre est un état qui n’a pas de religion officielle ; c’est un état qui ne se mêle pas de l’appartenance religieuse de ses citoyens, mais en même temps il garantit à chacun le droit de croire ou de ne pas croire à une religion. Je pense que la meilleure façon de protéger ce droit fondamental est d’instaurer une neutralité sans faille, une neutralité visible et apparente dans toutes les institutions de l’état.
H. L. Dans le débat actuel sur la laïcité autour de la charte des valeurs québécoises, ne pensez-vous pas que les musulmans, les musulmanes surtout, c’est-à-dire les victimes des victimes, soient les premières touchées par La charte des valeurs québécoises ? Ne pensez-vous pas que c’est l’occasion aussi pour les xénophobes, les racistes et les exclusionnistes de se défouler à travers le débat ?
K.A. Oui, dans un débat aussi complexe et sensible que ce débat sur la laïcité, il faut s’attendre aux dérapages extrémistes et xénophobes. En tant que laïc, il faut condamner fermement tous ces dérapages. Je suis convaincu que les personnes qui tiennent des propos pareils ne peuvent pas être des laïcs, car la laïcité comme je la conçois impose l’égalité par la neutralité de l’état. Ces personnes ne sont pas des laïcs, ils sont des xénophobes. Cela étant dit, pour rester cohérent avec ma conception de la laïcité, avant d’accuser une personne de raciste ou d’islamophobe, il faut distinguer entre tenir des propos xénophobes et tenir des propos critiques envers l’islam. J’estime que la liberté de conscience que la laïcité garantit permet à toute personne d’avoir un regard critique sur l’islam en tant que religion ; celle-ci est critiquable comme toutes les religions. D’ailleurs, historiquement c’est grâce à la critique de la religion chrétienne et le libre arbitre que les sociétés occidentales se sont libérées de la domination et de la tyrannie du glaive du droit divin. À mon avis, le mot islamophobie est un mot qui a un sens très ambigu, beaucoup d’islamistes et dogmatiques l’utilisent pour empêcher toute critique à l’égard de l’islam ou de l’islamisme. Après avoir fermé la critique de l’intérieur en accusant toute tentative dans ce sens d’apostasie, les islamistes essayent aujourd’hui de fermer la critique qu’ils subissent de l’extérieur en accusant les auteurs de celles-ci d’islamophobes.
En ce qui concerne la charte, dans l’ ensemble elle ne traite pas de la situation des femmes, elle propose un projet de société qui renforce le processus de laïcisation, la question des femmes musulmanes s’est griffée à la question de la laïcité comme un phénomène social, ce n’est pas un élément de la problématique de la laïcité, car cette dernière repose sur le principe d’égalité. La question qu’il faut poser à ce propos est la suivante : pourquoi les hommes musulmans ne vont pas être touchés par l’interdiction du port des signes religieux? Est-ce que la religion musulmane impose les signes religieux pour les femmes seulement ? Si les femmes musulmanes semblent être des victimes, ce n’est pas à cause de la laïcité, elles sont d’abord victimes de leur communauté, la plupart des féministes, y compris le FFQ connue pour son opposition à l’interdiction des signes religieux, pensent que le port du voile exprime l’inégalité homme-femme. Contrairement à ces féminités, je pense que la laïcité est capable de diminuer l’impact de cette inégalité. En principe, les féministes doivent revendiquer une laïcité qui impose la neutralité par l’interdiction du port du voile par le personnel des institutions de l’état, car l’interdire aujourd’hui sera un acte salvateur pour nos filles à l’avenir ; il leur épargnera la pression communautaire qui leur impose le port du voile. En plus de cela, il ne faut pas négliger qu’une grande partie des immigrants qui viennent de l’Afrique du nord ont quitté leur pays pour ne pas voir leurs filles porter le voile et sombrer dans le fanatisme religieux. Le port du voile n’est pas une revendication de tous les musulmans et musulmanes, beaucoup d’entre nous sont convaincus que le voile est un signe qui symbolise une appartenance idéologique et politique. Ce voile remonte aux années 1980, or l’islam est une religion plus ancienne que cela. Nos mères ont connu l’islam et elles l’ont pratiqué sans qu’elles le portent. Ce signe n’est pas une exigence religieuse en fait, il a été imposé par l’idéologie des frères musulmans et les wahhabites.
L’Association Québécoise des Nords-Africains Laïcs
Ce multiculturalisme est influent même sous l’autorité de ses fervents opposants. Le gouvernement actuel a lancé une compagne de francisation, l’un des spots publicitaires qu’il a utilisé est un exemple typique de multiculturalisme latent dans les institutions de l‘état. Cet exemple me fait rappeler les stéréotypes orientalistes. Dans ce spot, l’auteur a voulu représenter les différentes communautés des immigrants sans faire référence à leurs appartenances religieuses, or, lorsqu’il s’agissait des immigrants provenant du monde musulman, il ne s’est pas empêché d’utiliser le fameux stéréotype du voile pour les designer. En tant que laïc, je refuse ses stéréotypes réducteurs, je refuse d’être identifié par mon appartenance religieuse. C’est pour cette raison que je m’oppose à la laïcité ouverte et au multiculturalisme, car ces deux visions de l’organisation du vivre ensemble mènent au communautarisme et à la ghettoïsation.
La laïcité ouverte est capable de transformer le multiculturalisme sociétal en un multiculturalisme politique et institutionnel où le catholique ne vote que pour un représentant catholique, le musulman pour un musulman et le judaïque pour le judaïque. C’est à cette situation que la logique du multiculturalisme et de la laïcité ouverte aboutit. Cette conséquence n’est pas une fiction mais elle est bel et bien réelle, le Liban d’aujourd’hui la subit amèrement.
H.L. Le débat est vraiment, j’allais dire disproportionné, les adeptes de la laïcité positive parlent de la tyrannie de la laïcité, de la laïcité d’un Québec ethnique comme la députée exclue du Bloc Québécois, Mme Maria Mourani, ou encore de la charte fascisante, Poutinisante… qu’en pensez-vous ?
K.A. Ce qui arrive à madame Mourani concerne le Bloc Québécois. En fait, ce qui ressort de cet événement est que cette députée est pour la laïcité ouverte, or elle n’est pas la seule. Ce qui m’intéresse dans cet événement c’est ce qu’elle dit. À mon avis, lorsque on manque d’arguments on fait recours à la métaphore pour convaincre, en général on fait cela pour solliciter les sentiments. Malheureusement, une telle démarche empêche la réflexion et le débat rationnel et serein. Ce qui est étrange dans les propos de la députée fédérale c’est qu’elle accuse le PQ d’être un nationaliste ethnique. Une telle accusation est absurde lorsqu’elle vient d’une personne qui défend la laïcité ouverte, car celle-ci encourage le multiculturalisme. Et à mon sens le nationalisme ethnique est inhérent au multiculturalisme. La neutralité de l’état qui impose l’interdiction du port des signes religieux pour le personnel de l’état est justement l’opposé du nationalisme ethnique.
H.L. Et si la charte passait enfin et qu’elle était officialisée que devrait-on faire ? Exclure les femmes voilées ? Ne pensez-vous pas qu’il est plus aisé de se délester de sa croix flanquée au cou que du voile qui couvre les cheveux?
K.A. Si on considère le voile comme un signe religieux, je pense qu’il n’est pas moins symbolique que les autres signes, l’attachement est le même. Cependant ce qui dérange les musulmans et provoque des crispations est que le voile concerne le corps de la femme et celui-ci dans la culture musulmane ne lui appartient pas ; il appartient à la communauté du moment que c’est celle-ci qui décide quelle partie du corps la femme doit-elle cacher et quelle partie peut rester visible et dans quelles conditions. Par contre, d’autres exigences qui sont plus importantes que le voile dans l’islam et qui ne sont pas appliquées comme par hasard, cela ne dérange aucunement les musulmans ; ils n’en parlent pas beaucoup en public, comme l’application des sentences que la charia impose. D’ailleurs, ces dernières sont plus importantes que le voile, mais elles sont susceptibles de provoquer le mécontentement des «laïcs» qui les défendent. C’est pour cette raison que les islamistes ne les revendiquent pas publiquement, leur situation minoritaire les oblige à les dissimuler.
H.L. Et ces dérogations pour les municipalités, les Cégeps et universités, les régions, est-on vraiment dans la neutralité de l’état ? La laïcité n’avait-elle pas au départ été conçue pour l’égalité et la justice ?
K.A. Il est vrai que ces droits de retrait peuvent paraître comme des contradictions si on ne met pas les propositions du gouvernement dans un processus de laïcisation. Certes, ces institutions sont épargnées aujourd’hui, mais l’enchâssement de la laïcité dans le texte fondamental du Québec peut donner au futur une assise institutionnelle qui pourrait élargir la laïcité et enfin atteindre ces institutions.
H.L. Les adeptes de la laïcité positive, comme en témoigne cette chronique intitulée La pacte avec le diable, disent que l’on ne peut prendre comme exemple la laïcité française, l’un des pires modèles d’intégration au monde. Ils disent que la charte enverra une image désastreuse du Québec dans le monde ? Qu’en pensez-vous ?
K.A. Existe-t-il une relation directe entre la laïcité républicaine et le model d’intégration ? À mon avis, s’il y en a une, elle n’exprime pas un rapport de causalité, on ne peut affirmer catégoriquement que la laïcité républicaine est la cause de l’échec du model d’intégration. Beaucoup de facteurs sociopolitiques sont responsables. Revenant au Québec, ceux qui utilisent cette comparaison affirment aussi que cette laïcité républicaine va amplifier le taux du chômage chez les musulmans, or ils oublient qu’aujourd’hui sous le règne de la laïcité ouverte le taux de chômage dans la communauté musulmane est trois fois plus élevé que la moyenne nationale. Peut-on déduire que le taux élevé du chômage chez les musulmans est une conséquence de la laïcité ouverte? Qu’est-ce qu’ont fait les libéraux pour diminuer le taux de chômage chez les immigrants ? Pourquoi leurs accommodements raisonnables ne s’appliquaient pas sur nos compétences et nos diplômes ? Leur laïcité ouverte et leur multiculturalisme les a contraint à essayer d’intégrer les immigrants dans la communauté nationale par ce qui les sépare de la majorité de la population de la société d’accueil au lieu de chercher à les intégrer par ce qu’ils partagent avec ces derniers, en l’occurrence par la reconnaissance de leurs compétences et de leur bagage scientifique, autrement dit, par ce qui est universel en eux et non pas par ce qui constitue leur particularité comme la laïcité ouverte et le multiculturalisme le suggèrent.
H.L. Selon quelques défenseurs de la laïcité dite ouverte ou positive, on peut atteindre la neutralité de l’état en laissant la diversité religieuse s’exprimer au sein des institutions de l’état. Est-ce vraiment possible ?
K.A. Cet argument est utilisé par certains défenseurs de la laïcité ouverte. Théoriquement cela peut être vrai, mais à condition que la population qui travaille dans les institutions étatiques représente toutes les croyances d’une façon égale, or, à mon avis, cette condition est loin d’être réaliste. À ce sujet, j’ai écouté à la télévision un éminent philosophe signataire d’une pétition contre l’interdiction du port des signes religieux par le personnel de l’état, parler de neutralité de l’état en utilisant cet argument. Il alléguait qu’un état qui laisse le port des signes religieux par ses employés sera forcément neutre. Selon lui, en laissant le voile, la kippa, la croix, le turban et d’autres signes religieux, l’état paraîtra sans aucune religion. Théoriquement, ce raisonnement tient la route, or le même philosophe lorsqu’il a commencé à parler des conséquences de l’interdiction du port du voile, il a affirmé que cela atteindra une population qui souffre déjà d’un taux de chômage très élevé. Pour alimenter sa plaidoirie et démontrer l’injustice de l’interdiction des signes religieux, il affirma que le nombre de musulmans qui travaillent dans la fonction publique est insignifiant comparativement au reste des québécois. Ainsi, on peut déduire de ce qu’il avance ici que le nombre de catholiques travaillant dans la fonction publique est plus élevé que celui des musulmans, et cela, à mon avis, est une vérité incontestable que partage forcément le philosophe. Cependant, le hic, en cherchant à toucher les sentiments des téléspectateurs, le philosophe a oublié son premier argument de neutralité, car si on prend cet argument et qu’on l’applique sur la réalité qu’il décrit lui-même, les signes religieux qui vont être apparents seraient nécessairement ceux des catholiques, et dans ce cas l’état perdra de la neutralité dont il parle.
H.L. Un dernier mot!
K.A. J’ai envie de dire enfin que le débat déchaîne les passions, provoque parfois des dépassements. Je crois que nous devons comprendre à la fin que c’est le genre de débat qui nous grandit, qui nous propulse vers l’avant. C’est grâce à des échanges comme ceux-là que l’on renforce les fondements de la société démocratique dont nous vivons.
Entretien réalisé par H. Lounes
La charte des valeurs québécoises contre les signes religieux ostentatoires
H. Lounès. D’abord, Monsieur Kaidi, qu’est-ce que pour vous la laïcité ? Pourquoi pensez-vous, tel qu’on vous a entendu le dire partout, que la laïcité n’est ni positive ni négative, elle est la laïcité comme vous dites ?
K. A. Pour moi la laïcité est une invention de la modernité, elle s’est imposée comme une solution aux guerres de religions. Grâce à laïcité, la liberté de conscience et de religion dans les états modernes sont garanties. La laïcité comme je la conçois repose sur trois principes nécessaires et complémentaires. Nous ne pouvons pas imaginer une neutralité de l’état sans liberté de conscience et celle-ci sans égalité. Un état neutre est un état qui n’a pas de religion officielle ; c’est un état qui ne se mêle pas de l’appartenance religieuse de ses citoyens, mais en même temps il garantit à chacun le droit de croire ou de ne pas croire à une religion. Je pense que la meilleure façon de protéger ce droit fondamental est d’instaurer une neutralité sans faille, une neutralité visible et apparente dans toutes les institutions de l’état.
H. L. Dans le débat actuel sur la laïcité autour de la charte des valeurs québécoises, ne pensez-vous pas que les musulmans, les musulmanes surtout, c’est-à-dire les victimes des victimes, soient les premières touchées par La charte des valeurs québécoises ? Ne pensez-vous pas que c’est l’occasion aussi pour les xénophobes, les racistes et les exclusionnistes de se défouler à travers le débat ?
K.A. Oui, dans un débat aussi complexe et sensible que ce débat sur la laïcité, il faut s’attendre aux dérapages extrémistes et xénophobes. En tant que laïc, il faut condamner fermement tous ces dérapages. Je suis convaincu que les personnes qui tiennent des propos pareils ne peuvent pas être des laïcs, car la laïcité comme je la conçois impose l’égalité par la neutralité de l’état. Ces personnes ne sont pas des laïcs, ils sont des xénophobes. Cela étant dit, pour rester cohérent avec ma conception de la laïcité, avant d’accuser une personne de raciste ou d’islamophobe, il faut distinguer entre tenir des propos xénophobes et tenir des propos critiques envers l’islam. J’estime que la liberté de conscience que la laïcité garantit permet à toute personne d’avoir un regard critique sur l’islam en tant que religion ; celle-ci est critiquable comme toutes les religions. D’ailleurs, historiquement c’est grâce à la critique de la religion chrétienne et le libre arbitre que les sociétés occidentales se sont libérées de la domination et de la tyrannie du glaive du droit divin. À mon avis, le mot islamophobie est un mot qui a un sens très ambigu, beaucoup d’islamistes et dogmatiques l’utilisent pour empêcher toute critique à l’égard de l’islam ou de l’islamisme. Après avoir fermé la critique de l’intérieur en accusant toute tentative dans ce sens d’apostasie, les islamistes essayent aujourd’hui de fermer la critique qu’ils subissent de l’extérieur en accusant les auteurs de celles-ci d’islamophobes.
En ce qui concerne la charte, dans l’ ensemble elle ne traite pas de la situation des femmes, elle propose un projet de société qui renforce le processus de laïcisation, la question des femmes musulmanes s’est griffée à la question de la laïcité comme un phénomène social, ce n’est pas un élément de la problématique de la laïcité, car cette dernière repose sur le principe d’égalité. La question qu’il faut poser à ce propos est la suivante : pourquoi les hommes musulmans ne vont pas être touchés par l’interdiction du port des signes religieux? Est-ce que la religion musulmane impose les signes religieux pour les femmes seulement ? Si les femmes musulmanes semblent être des victimes, ce n’est pas à cause de la laïcité, elles sont d’abord victimes de leur communauté, la plupart des féministes, y compris le FFQ connue pour son opposition à l’interdiction des signes religieux, pensent que le port du voile exprime l’inégalité homme-femme. Contrairement à ces féminités, je pense que la laïcité est capable de diminuer l’impact de cette inégalité. En principe, les féministes doivent revendiquer une laïcité qui impose la neutralité par l’interdiction du port du voile par le personnel des institutions de l’état, car l’interdire aujourd’hui sera un acte salvateur pour nos filles à l’avenir ; il leur épargnera la pression communautaire qui leur impose le port du voile. En plus de cela, il ne faut pas négliger qu’une grande partie des immigrants qui viennent de l’Afrique du nord ont quitté leur pays pour ne pas voir leurs filles porter le voile et sombrer dans le fanatisme religieux. Le port du voile n’est pas une revendication de tous les musulmans et musulmanes, beaucoup d’entre nous sont convaincus que le voile est un signe qui symbolise une appartenance idéologique et politique. Ce voile remonte aux années 1980, or l’islam est une religion plus ancienne que cela. Nos mères ont connu l’islam et elles l’ont pratiqué sans qu’elles le portent. Ce signe n’est pas une exigence religieuse en fait, il a été imposé par l’idéologie des frères musulmans et les wahhabites.
L’Association Québécoise des Nords-Africains Laïcs
Ce multiculturalisme est influent même sous l’autorité de ses fervents opposants. Le gouvernement actuel a lancé une compagne de francisation, l’un des spots publicitaires qu’il a utilisé est un exemple typique de multiculturalisme latent dans les institutions de l‘état. Cet exemple me fait rappeler les stéréotypes orientalistes. Dans ce spot, l’auteur a voulu représenter les différentes communautés des immigrants sans faire référence à leurs appartenances religieuses, or, lorsqu’il s’agissait des immigrants provenant du monde musulman, il ne s’est pas empêché d’utiliser le fameux stéréotype du voile pour les designer. En tant que laïc, je refuse ses stéréotypes réducteurs, je refuse d’être identifié par mon appartenance religieuse. C’est pour cette raison que je m’oppose à la laïcité ouverte et au multiculturalisme, car ces deux visions de l’organisation du vivre ensemble mènent au communautarisme et à la ghettoïsation.
La laïcité ouverte est capable de transformer le multiculturalisme sociétal en un multiculturalisme politique et institutionnel où le catholique ne vote que pour un représentant catholique, le musulman pour un musulman et le judaïque pour le judaïque. C’est à cette situation que la logique du multiculturalisme et de la laïcité ouverte aboutit. Cette conséquence n’est pas une fiction mais elle est bel et bien réelle, le Liban d’aujourd’hui la subit amèrement.
H.L. Le débat est vraiment, j’allais dire disproportionné, les adeptes de la laïcité positive parlent de la tyrannie de la laïcité, de la laïcité d’un Québec ethnique comme la députée exclue du Bloc Québécois, Mme Maria Mourani, ou encore de la charte fascisante, Poutinisante… qu’en pensez-vous ?
K.A. Ce qui arrive à madame Mourani concerne le Bloc Québécois. En fait, ce qui ressort de cet événement est que cette députée est pour la laïcité ouverte, or elle n’est pas la seule. Ce qui m’intéresse dans cet événement c’est ce qu’elle dit. À mon avis, lorsque on manque d’arguments on fait recours à la métaphore pour convaincre, en général on fait cela pour solliciter les sentiments. Malheureusement, une telle démarche empêche la réflexion et le débat rationnel et serein. Ce qui est étrange dans les propos de la députée fédérale c’est qu’elle accuse le PQ d’être un nationaliste ethnique. Une telle accusation est absurde lorsqu’elle vient d’une personne qui défend la laïcité ouverte, car celle-ci encourage le multiculturalisme. Et à mon sens le nationalisme ethnique est inhérent au multiculturalisme. La neutralité de l’état qui impose l’interdiction du port des signes religieux pour le personnel de l’état est justement l’opposé du nationalisme ethnique.
H.L. Et si la charte passait enfin et qu’elle était officialisée que devrait-on faire ? Exclure les femmes voilées ? Ne pensez-vous pas qu’il est plus aisé de se délester de sa croix flanquée au cou que du voile qui couvre les cheveux?
K.A. Si on considère le voile comme un signe religieux, je pense qu’il n’est pas moins symbolique que les autres signes, l’attachement est le même. Cependant ce qui dérange les musulmans et provoque des crispations est que le voile concerne le corps de la femme et celui-ci dans la culture musulmane ne lui appartient pas ; il appartient à la communauté du moment que c’est celle-ci qui décide quelle partie du corps la femme doit-elle cacher et quelle partie peut rester visible et dans quelles conditions. Par contre, d’autres exigences qui sont plus importantes que le voile dans l’islam et qui ne sont pas appliquées comme par hasard, cela ne dérange aucunement les musulmans ; ils n’en parlent pas beaucoup en public, comme l’application des sentences que la charia impose. D’ailleurs, ces dernières sont plus importantes que le voile, mais elles sont susceptibles de provoquer le mécontentement des «laïcs» qui les défendent. C’est pour cette raison que les islamistes ne les revendiquent pas publiquement, leur situation minoritaire les oblige à les dissimuler.
H.L. Et ces dérogations pour les municipalités, les Cégeps et universités, les régions, est-on vraiment dans la neutralité de l’état ? La laïcité n’avait-elle pas au départ été conçue pour l’égalité et la justice ?
K.A. Il est vrai que ces droits de retrait peuvent paraître comme des contradictions si on ne met pas les propositions du gouvernement dans un processus de laïcisation. Certes, ces institutions sont épargnées aujourd’hui, mais l’enchâssement de la laïcité dans le texte fondamental du Québec peut donner au futur une assise institutionnelle qui pourrait élargir la laïcité et enfin atteindre ces institutions.
H.L. Les adeptes de la laïcité positive, comme en témoigne cette chronique intitulée La pacte avec le diable, disent que l’on ne peut prendre comme exemple la laïcité française, l’un des pires modèles d’intégration au monde. Ils disent que la charte enverra une image désastreuse du Québec dans le monde ? Qu’en pensez-vous ?
K.A. Existe-t-il une relation directe entre la laïcité républicaine et le model d’intégration ? À mon avis, s’il y en a une, elle n’exprime pas un rapport de causalité, on ne peut affirmer catégoriquement que la laïcité républicaine est la cause de l’échec du model d’intégration. Beaucoup de facteurs sociopolitiques sont responsables. Revenant au Québec, ceux qui utilisent cette comparaison affirment aussi que cette laïcité républicaine va amplifier le taux du chômage chez les musulmans, or ils oublient qu’aujourd’hui sous le règne de la laïcité ouverte le taux de chômage dans la communauté musulmane est trois fois plus élevé que la moyenne nationale. Peut-on déduire que le taux élevé du chômage chez les musulmans est une conséquence de la laïcité ouverte? Qu’est-ce qu’ont fait les libéraux pour diminuer le taux de chômage chez les immigrants ? Pourquoi leurs accommodements raisonnables ne s’appliquaient pas sur nos compétences et nos diplômes ? Leur laïcité ouverte et leur multiculturalisme les a contraint à essayer d’intégrer les immigrants dans la communauté nationale par ce qui les sépare de la majorité de la population de la société d’accueil au lieu de chercher à les intégrer par ce qu’ils partagent avec ces derniers, en l’occurrence par la reconnaissance de leurs compétences et de leur bagage scientifique, autrement dit, par ce qui est universel en eux et non pas par ce qui constitue leur particularité comme la laïcité ouverte et le multiculturalisme le suggèrent.
H.L. Selon quelques défenseurs de la laïcité dite ouverte ou positive, on peut atteindre la neutralité de l’état en laissant la diversité religieuse s’exprimer au sein des institutions de l’état. Est-ce vraiment possible ?
K.A. Cet argument est utilisé par certains défenseurs de la laïcité ouverte. Théoriquement cela peut être vrai, mais à condition que la population qui travaille dans les institutions étatiques représente toutes les croyances d’une façon égale, or, à mon avis, cette condition est loin d’être réaliste. À ce sujet, j’ai écouté à la télévision un éminent philosophe signataire d’une pétition contre l’interdiction du port des signes religieux par le personnel de l’état, parler de neutralité de l’état en utilisant cet argument. Il alléguait qu’un état qui laisse le port des signes religieux par ses employés sera forcément neutre. Selon lui, en laissant le voile, la kippa, la croix, le turban et d’autres signes religieux, l’état paraîtra sans aucune religion. Théoriquement, ce raisonnement tient la route, or le même philosophe lorsqu’il a commencé à parler des conséquences de l’interdiction du port du voile, il a affirmé que cela atteindra une population qui souffre déjà d’un taux de chômage très élevé. Pour alimenter sa plaidoirie et démontrer l’injustice de l’interdiction des signes religieux, il affirma que le nombre de musulmans qui travaillent dans la fonction publique est insignifiant comparativement au reste des québécois. Ainsi, on peut déduire de ce qu’il avance ici que le nombre de catholiques travaillant dans la fonction publique est plus élevé que celui des musulmans, et cela, à mon avis, est une vérité incontestable que partage forcément le philosophe. Cependant, le hic, en cherchant à toucher les sentiments des téléspectateurs, le philosophe a oublié son premier argument de neutralité, car si on prend cet argument et qu’on l’applique sur la réalité qu’il décrit lui-même, les signes religieux qui vont être apparents seraient nécessairement ceux des catholiques, et dans ce cas l’état perdra de la neutralité dont il parle.
H.L. Un dernier mot!
K.A. J’ai envie de dire enfin que le débat déchaîne les passions, provoque parfois des dépassements. Je crois que nous devons comprendre à la fin que c’est le genre de débat qui nous grandit, qui nous propulse vers l’avant. C’est grâce à des échanges comme ceux-là que l’on renforce les fondements de la société démocratique dont nous vivons.
Entretien réalisé par H. Lounes
insoumise- Nombre de messages : 1288
Date d'inscription : 28/02/2009
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