Houda Barakat : "Quelle morale construire dans un pays en crise?"
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Houda Barakat : "Quelle morale construire dans un pays en crise?"
Dans cet entretien, l’écrivaine libanaise Hoda Barakat parle des personnages de son roman "Mon maître, mon amour" (Actes Sud, 2007) qui, face à la réalité de la guerre civile au Liban, s’inventent un monde illusoire qui les mène aux frontières du délire…
Wadi’, le personnage de votre roman Mon maître, mon amour est déchiqueté de l’intérieur. D’où puise-t-il sa force pour en être le narrateur?
Hoda Barakat : C’est quelqu’un qui, depuis son enfance, cherche sa propre force. Il a fait le pari de ne pas puiser sa puissance, morale surtout, des valeurs qu’il condamne, auprès des miliciens. Il ne veut pas profiter de la guerre civile pour se faire une place au soleil. Mais, en même temps, il veut exister, il aime la vie, se sentir capable de se défendre. C’est un enfant unique, issu d’une famille pauvre. La pauvreté de ce personnage est un élément essentiel pour dire que, dans une société comme celle d’une guerre civile ou en crise, on est obligé d’inventer sa force, en essayant tout au long d’une vie de se dire "j’ai quand même une morale".
La guerre civile le transforme-t-elle au point où Wadi’ réinvente tout dans son existence ?
Son désir d’avancer et son amour de la vie sont toujours contrés par la guerre civile. Il va se cogner contre les murs au contact de la réalité ; il va découvrir que sa morale elle-même se modifie. Il se refuse à l’idée d’être un guerrier parce qu’il ne veut pas le devenir en constatant à quel point les miliciens qu’ils voient dans la rue sont des criminels. Dans le même temps, il fait du commerce avec la drogue en se fixant une "morale" : dealer avec un du hashich et non pas avec de cocaïne. Les critères et les structures sociales changent et s’inventent une morale dans la corruption comme si on n’avait plus le choix. C’est en fait la corruption de l’être dans un contexte de guerre. Une implosion.
Le texte s’ouvre avec des dialogues qui disparaissent au profit des soliloques. Pourquoi ?
Quand on a un peu d’espoir, des amis, des collègues, des frères, on communique et quand tout cela commence à tomber, c’est là que l’amertume commence à effriter le personnage de l’intérieur. Il continue tout de même à lutter, à se persuader que c’est cela la réalité. Il s’invente une autre réalité qui a va être la sienne. Pour Wadi’, c’est toujours, un itinéraire de chute continue. Il va être confronté à un mécanisme d’effritement plus que d’implosion ou de basculement.
Mais il devient tout de même un bourreau. N’y a-t-il un refus de votre part de le voir comme tel ?
Toute son histoire repose sur cette enfance où la mère est morte de pauvreté, de faiblesse ; sur la haine pour son père parce qu’il ne lui a légué que ce manque de présence dans une société où l’être n’existe que par la puissance, qu’elle soit collective surtout, ou celle du groupe
La force individuelle est presque impossible. C’est pourquoi Wadi’ va former un gang dont il va devenir le caïd. Mais il va se rendre compte avec quelle facilité Rodéo et les autres membres du gang vont le lâcher car il n’est pas assez corrompu, il n’est pas à la hauteur de la corruption qui existe autour de lui. C’est la lutte de l’individu qui est perdue d’avance, même quand il lui arrive de faire des concessions. Ce n’est pas lui qui tue l’oncle de sa femme, pourtant il s’octroie cet acte comme pour évacuer ce désir de vengeance et de violence inouïe qui l’habite quand il va constater ses échecs. Dans le dernier passage du roman où c’est son épouse Samia qui parle, cette dernière lui dit : "Tu n’as même pas été un vrai caïd ; tu t’es construit un monde fictif et c’est pourquoi je t’aime car tu as été faible et tu l’as toujours été. Tu ne pouvais même pas supporter le fait de reconnaître que je me prostitue pour te faire vivre, par amour." Mais tout cela, on ne le découvre pas seulement dans ce passage car, en faisant attention à la lecture du roman, cela se révèle déjà depuis qu’il a essayé de fuir la réalité…
Pour vous, les frontières entre bourreau et victime sont floues au moment de la guerre et ne sont "visibles" qu’en temps de paix…
Quand est-on vraiment bourreau, quand est-on vraiment victime ? Ne serait-ce pas plutôt les deux rôles que nous vivons à tour de rôle et parce que nous sommes condamnés à les jouer. Une fois qu’on est victime de quelqu’un, on est comme condamné à devenir le bourreau de l’autre. C’est là une question existentielle qui m’a toujours travaillée depuis que j’ai découvert que des gens que j’aime, des cousins avec lesquels j’ai vécu dans mon enfance étaient devenus des assassins. Je savais pourtant que, s’il m’arrivait quelque chose, ils pouvaient vraiment mourir pour me sauver en raison des liens familiaux. Tout se mélange a fait que, dans ma tête, il n’y a rien de vraiment définitif. Il n’y a pas d’un côté les innocents, de l’autre les victimes. C’est le luxe de la théorie en temps de paix qui les sépare. Pour moi, c’est d’une telle confusion que, quand on a vécu par exemple une guerre civile, on ne peut pas rester imperméable à ce genre d’angoisse. De marcher dans la rue, de rencontrer quelqu’un qui vient de vous vendre des pizzas libanaises et de vous demander si vous n’étiez sorti la veille pour kidnapper, tuer, torturer.
Wadi’ est un personnage imprévisible en même temps qu’insaisissable. Victime et bourreau à la fois, aimant et détestant son épouse Samia, il disparaît de la scène qu’il a construite. N’est-il pas une fausseté littéraire ?
La lecture, surtout celle des livres des grands philosophes, éveille à des questions sur l’humanité et sa complexité, mais au moment de l’écriture, j’oublie cette dimension. Je ne me dis pas, là maintenant, pour mon personnage, je vais démontrer qu’il a un visage humain même s’il est un bourreau. Je rentre dans mes personnages comme dans une aventure. Il n’y a pas de préalables, de définitions, de pensées antérieures à l’écriture. C’est pourquoi, en avançant dans le texte, je crois que je ne suis pas dans une chronique qui évolue dans le sens linéaire. L’écriture n’est pas un acte de démonstration ou de compréhension, un étalage de connaissances ou même de convictions. Dans un de mes romans traduit en français sous le titre Les illuminés (Actes Sud, 1993, NDLR), l’histoire commence par un meurtre mais à la fin, on n’est pas sûr du tout qu’il ait été commis. Même celui qui a tué n’est plus sûr qu’il a effectivement tué. Et en tant qu’auteure questionnée sur ce sujet, je réponds que moi-même je ne sais pas. Dans ce roman Les illuminés, le narrateur parle tout le temps et revient sans cesse sur la conviction de la veille. Il appelle cela "mes oublis" qui tournent en boucle.
C’est lorsque Wadi’ se retrouve seul qu’il délire et se perd…
C’est tout à fait vrai. Dans ce contexte de lutte collective, si l’on veut s’en sortir en tant qu’individu, on est obligé de mener sa propre guerre. Sans marge possible, on est contraint de rentrer dans la grande machine de la guerre civile et l’on ne peut en sortir indemne. Il n’y a pas de solution individuelle. Cela je l’ai vu et vécu.
Vos personnages se refusent à la réalité et ils s’inventent des mondes illusoires qu’ils tiennent pour des vérités. Pour survivre ?
La vérité échappe à Wadi’. Il est dans le délire et l’illusion. Mais, c’est aussi le délire des autres, entre autres, celui de Samia. Samia n’est pas dans la réalité non plus. Elle s’invente des histoires. Elle parle de son amour pour Wadi’ alors qu’on ne le voit plus du tout. Elle s’invente alors un amour pour Wadi’ pour se fabriquer un autre genre de délire. Cela veut dire qu’elle ne donne pas sa version de la vérité. Elle n’est nulle part, la vérité. C’est pourquoi, lorsque Wadi’ disparaît, toutes les possibilités sont évoquées par elle : celle de vouloir retrouver Ayyoub, celle de partir on ne sait où. Mais, l’important, c’est que Wadi’ s’élimine de la scène qu’il a composée lui-même. Ils ont essayé de s’inventer une réalité parallèle à celle de la guerre à laquelle, pourtant, ils ne pouvaient pas échapper.
Ne vivent-ils pas alors de futilités comme ces conversations sur un Walkman ?
Je constate avec vous que cette histoire de Walkman, cet objet auquel j’ai donné autant d’importance comme quoi il va devenir la cachette d’un argent qui n’a jamais existé mais auquel on fait toujours allusion comme solution idoine pour s’en sortir, est une manière de dire combien ces petits rêves sont utiles. Une manière d’illustrer cette "insoutenable légèreté de l’être". À quoi s’attachent ces personnages ? Comment peuvent-ils penser qu’un carton d’un walkman peut cacher une fortune. En somme, de petites existences qui s’attachent à des illusions…
Wadi’ et Samia forment un couple qui plonge graduellement dans la folie. Pourtant, ils continuent de chercher du sens à leur existence perdue. N’est-ce pas un non-sens ?
Je ne sais pas si le terme de folie convient. J’ai exploité cet univers de la folie dans un autre de mes romans. Bien sûr, il y a de la folie dans le sens où les personnages n’arrivent pas à s’adapter à la réalité parce que celle-ci ne se trouve nulle part. Mais vous dites fort justement que leur recherche du sens mène vers un non-sens. Là est le noyau dur qui me préoccupe en tant qu’écrivaine. Les personnages de ce roman Mon maître, mon, amour s’épuisent en cherchant un sens et, tout le temps, ils tombent dans le non-sens. C’est effectivement ce qui les épuise à ce point et qui rend leur petite existence d’un monde microcosmique tellement pénible au point où le lecteur s’interroge sur ces gens-là qui ont choisi une certaine marginalité, qui luttent tous les jours pour exister mais qui reculent vis-à-vis des exigences du réel et se retrouvent alors dans une absurdité totale, dans une perte de sens.
Ils n’ont aucune nostalgie de leurs moments d’amour bercés par les chansons d’Abdel Halim Hafez et Oum Keltoum. Pourquoi ?
La nostalgie ne fonctionne plus. Elle est rejetée. Ces jeunes gens qui vont admirer Abdel Halim Hafez, s’abreuver d’une certaine innocence de ce sentiment amoureux, sont ridiculisés par les copains. Le trio, Wadi’, Samia et Ayyoub l’a vécu en cachette. Wadi’ a honte d’aimer ce que Ayyoub aime. Il rejette tout le temps le désir jusque dans ses prémices les plus innocents. Toute l’esthétique, même dans ses éléments les plus élémentaires, basiques, il la fuit, n’arrive pas à la retenir. Elle n’est pas admise, touchée, acquise. Wadi’ constate que c’est un monde qui ressemble à celui de son père. Abdel Halim Hafez et Oum Kelktoum lui renvoient l’image de ce père qui n’a aucune force pour le défendre, n’a aucune puissance, n’a pas d’argent pour prendre sa femme dans un hôpital privé. Ce père-là ne compte pas du tout à ses yeux.
Ce sont des références aux chanteurs égyptiens. Pourquoi pas Sabbah avec sa chanson Allo Allo Beyrouth ?
Elle n’était pas aussi romantique que les chanteurs égyptiens. Et puis je parle de Feyrouz dans un autre de mes romans assez dur.
En général, les personnages romanesques meurent, survivent, recouvrent leur force. Or, dans ce roman Wadi’ disparaît et à la fin du roman, Samia prend le relais dans le dernier chapitre qui porte son prénom en guise de titre…
C’est la futilité du personnage. Dès le départ, quand il a parié sur une existence telle qu’il la souhaitait, sa perdition était prévisible. Il est programmé pour disparaître parce que ce n’est pas un monde à lui, qui va pouvoir lui trouver une place. C’est un paria total. Il est presque inexistant.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
Bio-express de l'auteur
Hoda Barakat est une écrivaine née au Liban en 1952. Ses romans écrits en arabe sont traduits en français chez Actes Sud. La Pierre du Rire (1990), Les Illuminés (1993) Le Laboureur des eaux (1998), Mon maître, mon amour (2007) disent la tragédie de son pays. Considérée comme l'un des grands écrivains de langue arabe d'aujourd'hui, elle a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le prestigieux prix Naguib Mahfouz. Installée depuis de nombreuses années en France, Hoda Barakat a également été pendant plusieurs années la directrice de l'information à Radio Orient.
Wadi’, le personnage de votre roman Mon maître, mon amour est déchiqueté de l’intérieur. D’où puise-t-il sa force pour en être le narrateur?
Hoda Barakat : C’est quelqu’un qui, depuis son enfance, cherche sa propre force. Il a fait le pari de ne pas puiser sa puissance, morale surtout, des valeurs qu’il condamne, auprès des miliciens. Il ne veut pas profiter de la guerre civile pour se faire une place au soleil. Mais, en même temps, il veut exister, il aime la vie, se sentir capable de se défendre. C’est un enfant unique, issu d’une famille pauvre. La pauvreté de ce personnage est un élément essentiel pour dire que, dans une société comme celle d’une guerre civile ou en crise, on est obligé d’inventer sa force, en essayant tout au long d’une vie de se dire "j’ai quand même une morale".
La guerre civile le transforme-t-elle au point où Wadi’ réinvente tout dans son existence ?
Son désir d’avancer et son amour de la vie sont toujours contrés par la guerre civile. Il va se cogner contre les murs au contact de la réalité ; il va découvrir que sa morale elle-même se modifie. Il se refuse à l’idée d’être un guerrier parce qu’il ne veut pas le devenir en constatant à quel point les miliciens qu’ils voient dans la rue sont des criminels. Dans le même temps, il fait du commerce avec la drogue en se fixant une "morale" : dealer avec un du hashich et non pas avec de cocaïne. Les critères et les structures sociales changent et s’inventent une morale dans la corruption comme si on n’avait plus le choix. C’est en fait la corruption de l’être dans un contexte de guerre. Une implosion.
Le texte s’ouvre avec des dialogues qui disparaissent au profit des soliloques. Pourquoi ?
Quand on a un peu d’espoir, des amis, des collègues, des frères, on communique et quand tout cela commence à tomber, c’est là que l’amertume commence à effriter le personnage de l’intérieur. Il continue tout de même à lutter, à se persuader que c’est cela la réalité. Il s’invente une autre réalité qui a va être la sienne. Pour Wadi’, c’est toujours, un itinéraire de chute continue. Il va être confronté à un mécanisme d’effritement plus que d’implosion ou de basculement.
Mais il devient tout de même un bourreau. N’y a-t-il un refus de votre part de le voir comme tel ?
Toute son histoire repose sur cette enfance où la mère est morte de pauvreté, de faiblesse ; sur la haine pour son père parce qu’il ne lui a légué que ce manque de présence dans une société où l’être n’existe que par la puissance, qu’elle soit collective surtout, ou celle du groupe
La force individuelle est presque impossible. C’est pourquoi Wadi’ va former un gang dont il va devenir le caïd. Mais il va se rendre compte avec quelle facilité Rodéo et les autres membres du gang vont le lâcher car il n’est pas assez corrompu, il n’est pas à la hauteur de la corruption qui existe autour de lui. C’est la lutte de l’individu qui est perdue d’avance, même quand il lui arrive de faire des concessions. Ce n’est pas lui qui tue l’oncle de sa femme, pourtant il s’octroie cet acte comme pour évacuer ce désir de vengeance et de violence inouïe qui l’habite quand il va constater ses échecs. Dans le dernier passage du roman où c’est son épouse Samia qui parle, cette dernière lui dit : "Tu n’as même pas été un vrai caïd ; tu t’es construit un monde fictif et c’est pourquoi je t’aime car tu as été faible et tu l’as toujours été. Tu ne pouvais même pas supporter le fait de reconnaître que je me prostitue pour te faire vivre, par amour." Mais tout cela, on ne le découvre pas seulement dans ce passage car, en faisant attention à la lecture du roman, cela se révèle déjà depuis qu’il a essayé de fuir la réalité…
Pour vous, les frontières entre bourreau et victime sont floues au moment de la guerre et ne sont "visibles" qu’en temps de paix…
Quand est-on vraiment bourreau, quand est-on vraiment victime ? Ne serait-ce pas plutôt les deux rôles que nous vivons à tour de rôle et parce que nous sommes condamnés à les jouer. Une fois qu’on est victime de quelqu’un, on est comme condamné à devenir le bourreau de l’autre. C’est là une question existentielle qui m’a toujours travaillée depuis que j’ai découvert que des gens que j’aime, des cousins avec lesquels j’ai vécu dans mon enfance étaient devenus des assassins. Je savais pourtant que, s’il m’arrivait quelque chose, ils pouvaient vraiment mourir pour me sauver en raison des liens familiaux. Tout se mélange a fait que, dans ma tête, il n’y a rien de vraiment définitif. Il n’y a pas d’un côté les innocents, de l’autre les victimes. C’est le luxe de la théorie en temps de paix qui les sépare. Pour moi, c’est d’une telle confusion que, quand on a vécu par exemple une guerre civile, on ne peut pas rester imperméable à ce genre d’angoisse. De marcher dans la rue, de rencontrer quelqu’un qui vient de vous vendre des pizzas libanaises et de vous demander si vous n’étiez sorti la veille pour kidnapper, tuer, torturer.
Wadi’ est un personnage imprévisible en même temps qu’insaisissable. Victime et bourreau à la fois, aimant et détestant son épouse Samia, il disparaît de la scène qu’il a construite. N’est-il pas une fausseté littéraire ?
La lecture, surtout celle des livres des grands philosophes, éveille à des questions sur l’humanité et sa complexité, mais au moment de l’écriture, j’oublie cette dimension. Je ne me dis pas, là maintenant, pour mon personnage, je vais démontrer qu’il a un visage humain même s’il est un bourreau. Je rentre dans mes personnages comme dans une aventure. Il n’y a pas de préalables, de définitions, de pensées antérieures à l’écriture. C’est pourquoi, en avançant dans le texte, je crois que je ne suis pas dans une chronique qui évolue dans le sens linéaire. L’écriture n’est pas un acte de démonstration ou de compréhension, un étalage de connaissances ou même de convictions. Dans un de mes romans traduit en français sous le titre Les illuminés (Actes Sud, 1993, NDLR), l’histoire commence par un meurtre mais à la fin, on n’est pas sûr du tout qu’il ait été commis. Même celui qui a tué n’est plus sûr qu’il a effectivement tué. Et en tant qu’auteure questionnée sur ce sujet, je réponds que moi-même je ne sais pas. Dans ce roman Les illuminés, le narrateur parle tout le temps et revient sans cesse sur la conviction de la veille. Il appelle cela "mes oublis" qui tournent en boucle.
C’est lorsque Wadi’ se retrouve seul qu’il délire et se perd…
C’est tout à fait vrai. Dans ce contexte de lutte collective, si l’on veut s’en sortir en tant qu’individu, on est obligé de mener sa propre guerre. Sans marge possible, on est contraint de rentrer dans la grande machine de la guerre civile et l’on ne peut en sortir indemne. Il n’y a pas de solution individuelle. Cela je l’ai vu et vécu.
Vos personnages se refusent à la réalité et ils s’inventent des mondes illusoires qu’ils tiennent pour des vérités. Pour survivre ?
La vérité échappe à Wadi’. Il est dans le délire et l’illusion. Mais, c’est aussi le délire des autres, entre autres, celui de Samia. Samia n’est pas dans la réalité non plus. Elle s’invente des histoires. Elle parle de son amour pour Wadi’ alors qu’on ne le voit plus du tout. Elle s’invente alors un amour pour Wadi’ pour se fabriquer un autre genre de délire. Cela veut dire qu’elle ne donne pas sa version de la vérité. Elle n’est nulle part, la vérité. C’est pourquoi, lorsque Wadi’ disparaît, toutes les possibilités sont évoquées par elle : celle de vouloir retrouver Ayyoub, celle de partir on ne sait où. Mais, l’important, c’est que Wadi’ s’élimine de la scène qu’il a composée lui-même. Ils ont essayé de s’inventer une réalité parallèle à celle de la guerre à laquelle, pourtant, ils ne pouvaient pas échapper.
Ne vivent-ils pas alors de futilités comme ces conversations sur un Walkman ?
Je constate avec vous que cette histoire de Walkman, cet objet auquel j’ai donné autant d’importance comme quoi il va devenir la cachette d’un argent qui n’a jamais existé mais auquel on fait toujours allusion comme solution idoine pour s’en sortir, est une manière de dire combien ces petits rêves sont utiles. Une manière d’illustrer cette "insoutenable légèreté de l’être". À quoi s’attachent ces personnages ? Comment peuvent-ils penser qu’un carton d’un walkman peut cacher une fortune. En somme, de petites existences qui s’attachent à des illusions…
Wadi’ et Samia forment un couple qui plonge graduellement dans la folie. Pourtant, ils continuent de chercher du sens à leur existence perdue. N’est-ce pas un non-sens ?
Je ne sais pas si le terme de folie convient. J’ai exploité cet univers de la folie dans un autre de mes romans. Bien sûr, il y a de la folie dans le sens où les personnages n’arrivent pas à s’adapter à la réalité parce que celle-ci ne se trouve nulle part. Mais vous dites fort justement que leur recherche du sens mène vers un non-sens. Là est le noyau dur qui me préoccupe en tant qu’écrivaine. Les personnages de ce roman Mon maître, mon, amour s’épuisent en cherchant un sens et, tout le temps, ils tombent dans le non-sens. C’est effectivement ce qui les épuise à ce point et qui rend leur petite existence d’un monde microcosmique tellement pénible au point où le lecteur s’interroge sur ces gens-là qui ont choisi une certaine marginalité, qui luttent tous les jours pour exister mais qui reculent vis-à-vis des exigences du réel et se retrouvent alors dans une absurdité totale, dans une perte de sens.
Ils n’ont aucune nostalgie de leurs moments d’amour bercés par les chansons d’Abdel Halim Hafez et Oum Keltoum. Pourquoi ?
La nostalgie ne fonctionne plus. Elle est rejetée. Ces jeunes gens qui vont admirer Abdel Halim Hafez, s’abreuver d’une certaine innocence de ce sentiment amoureux, sont ridiculisés par les copains. Le trio, Wadi’, Samia et Ayyoub l’a vécu en cachette. Wadi’ a honte d’aimer ce que Ayyoub aime. Il rejette tout le temps le désir jusque dans ses prémices les plus innocents. Toute l’esthétique, même dans ses éléments les plus élémentaires, basiques, il la fuit, n’arrive pas à la retenir. Elle n’est pas admise, touchée, acquise. Wadi’ constate que c’est un monde qui ressemble à celui de son père. Abdel Halim Hafez et Oum Kelktoum lui renvoient l’image de ce père qui n’a aucune force pour le défendre, n’a aucune puissance, n’a pas d’argent pour prendre sa femme dans un hôpital privé. Ce père-là ne compte pas du tout à ses yeux.
Ce sont des références aux chanteurs égyptiens. Pourquoi pas Sabbah avec sa chanson Allo Allo Beyrouth ?
Elle n’était pas aussi romantique que les chanteurs égyptiens. Et puis je parle de Feyrouz dans un autre de mes romans assez dur.
En général, les personnages romanesques meurent, survivent, recouvrent leur force. Or, dans ce roman Wadi’ disparaît et à la fin du roman, Samia prend le relais dans le dernier chapitre qui porte son prénom en guise de titre…
C’est la futilité du personnage. Dès le départ, quand il a parié sur une existence telle qu’il la souhaitait, sa perdition était prévisible. Il est programmé pour disparaître parce que ce n’est pas un monde à lui, qui va pouvoir lui trouver une place. C’est un paria total. Il est presque inexistant.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
Bio-express de l'auteur
Hoda Barakat est une écrivaine née au Liban en 1952. Ses romans écrits en arabe sont traduits en français chez Actes Sud. La Pierre du Rire (1990), Les Illuminés (1993) Le Laboureur des eaux (1998), Mon maître, mon amour (2007) disent la tragédie de son pays. Considérée comme l'un des grands écrivains de langue arabe d'aujourd'hui, elle a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le prestigieux prix Naguib Mahfouz. Installée depuis de nombreuses années en France, Hoda Barakat a également été pendant plusieurs années la directrice de l'information à Radio Orient.
fatima- Nombre de messages : 1074
Date d'inscription : 28/02/2009
Re: Houda Barakat : "Quelle morale construire dans un pays en crise?"
http://www.lematindz.net/news/6322-houda-barakat-quelle-morale-construire-dans-un-pays-en-crise.html
fatima- Nombre de messages : 1074
Date d'inscription : 28/02/2009
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