Le colonialisme de rêve qu’on nous invente
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Le colonialisme de rêve qu’on nous invente
Quand Yasmina Khadra défend la thèse éculée d’une Algérie coloniale mais fraternelle
Le colonialisme de rêve qu’on nous invente
25-03-2010
Par Mohamed Bouhamidi
La thèse d’une Algérie coloniale mais fraternelle n’est pas nouvelle. Yasmina Khadra ne reprend qu’une vieillerie dans son entretien avec Julia Ficatier du journal la Croix (17/03/2010). Ses prédécesseurs algériens avaient autant que lui parlé d’une Algérie des petites gens, ouvriers, artisans, petits colons, pas vraiment riches et pas très loin de la condition indigène. Disons une Algérie d’un bon voisinage quand ce voisinage existait. Un belle «qualité» de cette thèse du bon voisinage consiste à transformer une nécessité économique en vertu sociale. La colonie pouvait-elle nettoyer ses villes, assurer les transports, faire vivre ses usines, ses ports, ses marchés de gros ou de détail, cultiver ses domaines sans la présence des «Arabes» ? Sans même de parler des «fatmas» si nécessaires au ménage et dont leurs employeurs nous rappellent qu’elles «furent de la famille». Autant en emporte le vent, best-seller mondial, n’aurait pas suffi à nos écrivains et créateurs, si cultivés, pour comprendre l’aménagement de certains rapports domestiques même dans l’esclavagisme le plus pur et le plus dur ou alors ne l’ont-ils pas dans leurs bibliothèques ? La nécessité économique devient, en un tour de main, une «fraternité» de deux communautés. D’inépuisables anecdotes de rapprochements individuels inévitables dans des zones de contacts en deviennent la preuve et le colonialisme se transforme en formidable opportunité interculturelle. Il se transforme en un «colonialisme de rêve», la possibilité historique inégalée d’amours croisées, de métissages et de partage humain. Yasmina Khadra essaye de nous dire ce monde dans cet entretien dont la journaliste postule l’existence comme s’il était prouvé. Et il faut bien en lire de larges extraits pour ne pas trahir sa pensée :«La Croix : Vous n’avez jamais caché, dans vos romans, votre nostalgie de cette Algérie fraternelle où les pieds-noirs avaient leur place. Pourquoi ?»Yasmina Khadra : «…Pour moi, cela ne fait aucun doute : l’Algérie, qui est mon pays, est aussi le pays des pieds-noirs. Chaque pied-noir, pour moi, est un Algérien, et je ne dirai jamais le contraire. Nous restent en mémoire, Français et Algériens, ces amitiés déchirées, ces voisinages dépeuplés… Algériens et Français, nous voulons lutter contre les traumatismes historiques. Et ce n’est pas facile. Je le dis clairement, on ne peut ramener la colonisation à celle des colons militaires… C’est oublier les «petites gens» que nous, les Algériens, nous aimions, le petit peuple des Français, des Italiens, des Espagnols, des Juifs, avec qui l’on vivait au quotidien. Nous avons la nostalgie du vivre-ensemble. Les injustices étaient là, valables pour les uns comme pour les autres. Nous vivions si proches.…Mon père, jeune homme, avait une amie, prénommée Denise, une petite voisine, qu’il voulait épouser, qu’il aimait… Mais mon grand-père s’est opposé à son mariage. Aujourd’hui, il me parle toujours de Denise avec nostalgie. …Même sous la colonisation, il y avait des mariages mixtes… A Rio Salado… vivent toujours Jonas et Emilie ; elle est française, lui est algérien. …Combien de pieds-noirs me racontent et m’ont raconté leur pays, et combien ils souffraient d’en être privés ! …J’ai la chance d’être romancier, et je peux écrire sur cette nostalgie qui nous tient tous à cœur, Algériens et pieds-noirs. J’ai la prétention de croire que je peux arranger les choses, pour nous Algériens et pour les pieds-noirs, nous tous qui avons vaincu la dislocation atroce de nos deux communautés…»Yasmina Khadra va cependant plus loin que ses prédécesseurs. Jusqu’à présent, on nous avait invité à discuter les erreurs de l’ALN et son usage parfois aveugle de la violence. On nous avait suggéré que le 1er Novembre était peut-être un acte précipité. On nous a fait entendre que le départ des pieds-noirs fut pour nous une perte. Mais on n’a jamais dit que notre guerre de libération était un pur acte d’injustice, c’est-à-dire un crime. Voilà qui est fait. Dans cet entretien, Yasmina Khadra accuse clairement notre guerre de n’avoir pas eu de raisons humainement acceptables -a-t-on raison de déclencher une guerre contre des voisins si attachants ?- et d’avoir commis une injustice en provoquant «la dislocation atroce de nos deux communautés». Une injustice, c’est un crime. Voilà donc les raisons de son silence devant David Camus qui réclamait le «jugement des terroristes du FLN». Qu’est-ce qui différencie aujourd’hui ce discours de celui des nostalgiques ?
Les mythes et les faits
Mais, encore une fois, il faut confronter les discours aux faits et à la vérité historique. D’abord sur la réalité des rapports de deux communautés. La lecture de Passeurs de rives de Claude Liauzu lui aurait évité de tels raccourcis. Elle lui aurait surtout enseigné que la cohabitation entre deux communautés même irréductiblement ennemies engendre des contacts et des passages de l’une à l’autre et que ces passages ne sont pas des échanges mais des changements de communauté, une adhésion aux valeurs, aux émotions, aux idéaux de leur nouvelle communauté. Trois livres parus ces dix derniers mois peuvent nous en parler, ainsi que de la condition coloniale, sans raccourcis ni manichéisme : Akfadou, un an avec le colonel Amirouche de Hamou Amirouche (Ed. Casbah), Des chemins et des hommes de Mohamed Rebah (Ed. Mille feuilles) et Parcours d’un combattant - Wilaya III de Abdelmadjid Azzi. Le lecteur y découvrira quelques réalités de la condition coloniale et du code de l’indigénat ainsi que de précieux témoignages sur les relations entre pieds-noirs et Algériens. Et ces livres, sur ce plan, renvoient à des rapports autrement plus compliqués, autrement plus vrais et plus profonds. Et les noms de Raymonde Peshard, de Maurice Audin, de Pierre Ghenassia, pour ne citer que ceux qui sont évoqués dans ces livres pèsent d’un poids autrement plus fort que le destin contrarié de Denise. Dans ces livres –il faut bien recourir à des textes contre des textes- on ne retrouve nulle trace de cette Algérie coloniale idyllique. Froid, faim, maladies, isolement des campagnes, état d’exception permanent, répression constante, déni de droits élémentaires font le quotidien de la colonie. Il faut y ajouter le racisme. Car le tableau de Yasmina Khadra nous dit essentiellement cela : une fraternité de tous les jours dans les rapports coloniaux. Sur la réalité du racisme entre petites gens du peuple, il vaut mieux chercher la vérité chez les plus avancés des petites gens pieds-noirs. Une annexe reproduit en entier un article d’un journal ouvrier qui donnera au lecteur -au jeune lecteur, les vieux savent de quoi il retournait- une première idée de ce racisme massif. On peut en trouver des images dans les livres cités plus haut. Mais lisons un passage de cet article d’un journal ouvrier : «Qu’en Algérie, nous restions Français, et que l’Arabe reste Arabe, à la condition toutefois que nous ayons droit au respect, si nous n’en avons pas d’autre. Si nous avons fait tuer beaucoup d’hommes en 1830, et beaucoup aussi depuis, je suppose que ce n’est pas dans le simple but d’aider les Arabes à trouver le bien-être, et de leur permettre de se moquer de nous. Si c’était pour en arriver là que l’on a sacrifié tant de vies humaines et dépensé tant d’argent sué par les contribuables, ce n’était vraiment pas la peine. C’est là cependant le résultat que nous avons atteint, et après lequel, il faut le reconnaître, nous courons à bride abattue depuis quelques années. On a voulu, dans un but illusoire d’assimilation, nous attirer l’amitié des Arabes, amitié sur laquelle nous ne pouvons pas compter, jamais, malgré les salamalecs que leurs chefs prodiguent aux nôtres… Je disais donc que, si nous devons reconnaître aux Arabes toute liberté dans leurs mœurs, tolérer chez eux la traite des femmes et des fillettes, et laisser commettre dans les douars des crimes qui feraient rougir les Indiens des forêts vierges, il faut, en avouant que la France qui prétend vouloir porter la civilisation au loin, est incapable de civiliser chez elle, nous faire au moins l’honneur de séparer nettement deux races qui n’ont pas les mêmes conceptions.» (l’Ouvrier algérien. N°4. avril 1906). Faut-il d’autres documents pour rappeler le racisme au
quotidien de ces petites gens pieds-noirs ? Faut-il même signaler au lecteur que ce racisme populaire a été la raison majeure qui a rendu impossible la naissance d’un mouvement pied-noir ouvert à l’égalité comme en Afrique du Sud ? Faut-il rappeler aussi que c’est ce racisme et son expression politique ultra qui n’a laissé d’autre solution politique que le recours à la violence pour les anticolonialistes algériens d’origine indigène ou pied-noir ? Yasmina Khadra et Julia Fricatier se débrouilleront avec ce texte «ouvrier» pour réinventer une Algérie fraternelle. Nous, nous avons eu assez à faire avec l’Algérie coloniale réelle.Il est infiniment plus important de comprendre le mécanisme mis en œuvre pour réhabiliter le discours colonial et travailler les imaginaires de la jeunesse des anciennes colonies. Le discours colonial direct n’a aucune chance. Il se met immédiatement face à la vérité historique et apparaît d’emblée comme un discours idéologique même s’il prend les allures d’une écriture de l’histoire. Patrick Buisson, conseiller du président Sarkosy, ancien directeur du journal d’extrême droite Minute et «historien» n’arrive pas à faire passer ses textes pour autre chose qu’une apologie primaire du colonialisme. Et faits contre faits, documents contre documents, textes contre textes, il ne fait pas le poids. Ni lui ni ceux qui ont écrit le discours de Dakar. La création artistique, documentaires, films, romans essentiellement deviennent le vecteur porteur inespéré. Présentés comme œuvres de création, leurs auteurs travaillent toujours à partir d’une thèse : en ce qui nous concerne, l’existence d’une Algérie fraternelle. Vous n’avez pas le droit de discuter leur thèse, ils avanceraient qu’il s’agit d’une œuvre d’art et de liberté de création. A-t-on jamais vu de créations qui soient l’illustration d’une thèse ? Et si vous discutez la création, vous devenez un ennemi de la liberté de création, d’expression, etc. Mais surtout, surtout, un partisan de cette réécriture de l’histoire et de l’invention du mythe de la fraternité nous a donné, dans le dossier Camus de Liberté, la bonne clé pour comprendre ce choix de l’art comme véhicule du discours politique. L’œuvre d’art a besoin de ses exégètes qui en délivrent le «vrai» sens au commun des mortels. Elle a besoin de ses prêtres, de ses officiants, de ses cérémonies. L’«œuvre» est toujours «trop complexe» pour un accès direct. Il nous faudra, peuple de novices, nous faire à cette idée de l’assistance littéraire pour comprendre et renoncer à toute pensée critique. Nous ramène-t-on une caravane dans un autre but ? Ce n’est pas tout à fait la même chose que la problématique socialiste : «élever les masses au niveau de l’art ou rabaisser ce dernier au niveau des masses». C’est même le contraire du point de vue de la démarche. C’est convaincre les masses qu’elles ne seront jamais au niveau de l’art. Elles doivent accepter cette réalité «naturelle». Nous ne sommes pas les seuls à le découvrir. Au côté de ces dispositifs parisiens de domination par la culture, des voies nous ont ouvert quelques portes pour les comprendre : «La culture tend à prendre la place qui fut naguère celle de la religion. Comme celle-ci, elle a maintenant ses prêtres, ses prophètes, ses saints, ses collèges de dignitaires. Le conquérant qui vise au sacre se présente au peuple non plus flanqué de l’évêque mais du prix Nobel. Le seigneur prévaricateur pour se faire absoudre ne fonde plus une abbaye mais un musée. C’est au nom de la culture maintenant qu’on mobilise, qu’on prêche les croisades. A elle maintenant le rôle de ‘‘l’opium du peuple’’.» ((Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, éditions de Minuit, Paris, 2007 (rééd.) p.22.)Il nous reste quand même une dernière question. En retenant l’expression que «Paris vaut bien une messe», l’histoire française, elle-même, nous invite à questionner les subites ou spectaculaires conversions sur leurs vraies motivations et leurs vrais enjeux. Avons-nous le droit de prendre au mot un enseignement de l’histoire française ?
M. B.
Question indigène
Si les mœurs des différents pays sont respectables et doivent être respectées, pourquoi diable nous mettons-nous en quatre pour porter la civilisation sur les terres où nous n’avons rien à voir ?Laissons les peaux rouges, noires, ou chocolat laver leur linge sale en famille : chacun pour soi, X pour tous. Mais alors, qu’on nous permette de conserver nos distances, suivant notre degré de civilisation, et d’après nos sentiments. Qu’en Algérie, nous restions Français, et que l’Arabe reste Arabe, à la condition toutefois que nous ayons droit au respect, si nous n’en avons pas d’autre. Si nous avons fait tuer beaucoup d’hommes en 1830, et beaucoup d’autres aussi depuis, je suppose que ce n’est pas dans le simple but d’aider les Arabes à trouver le bien-être, et de leur permettre de se moquer de nous.Si c’était pour en arriver là que l’on a sacrifié tant de vies humaines et dépensé tant d’argent sué par les contribuables, ce n’était vraiment pas la peine. C’est là cependant le résultat que nous avons atteint, et après lequel, il faut le reconnaître, nous courons à bride abattue depuis quelques années. On a voulu, dans un but illusoire d’assimilation, nous attirer l’amitié des Arabes, amitié sur laquelle nous ne pouvons pas compter, jamais, malgré les salamalecs que leurs chefs prodiguent aux nôtres. Ces salamalecs qui chatouillent l’amour-propre de certains personnages, ne prouvent nullement l’attache de gros bonnets indigènes à la France. Ils prouvent tout simplement leur ambition et leur hypocrisie.Il faut être réellement bien naïf, après tant d’exemples qui auraient dû nous ouvrir les yeux, pour se laisser prendre à ces comédies de cour. On a vu où nous a menés en France le régime des courtisans, l’histoire les a jugés, ces messieurs peu recommandables. Il serait au moins prudent de ne pas se lancer en Algérie dans une voie qui peut mener bien loin. Je reviendrai sur ce sujet, chaque question a son heure. Je disais donc que, si nous devons reconnaître aux Arabes toute liberté dans leurs mœurs, tolérer chez eux la traite des femmes et des fillettes, et laisser commettre dans les douars des crimes qui feraient rougir les Indiens des forêts vierges, il faut, en avouant que la France qui prétend vouloir porter la civilisation au loin est incapable de civiliser chez elle, nous faire au moins l’honneur de séparer nettement deux races qui n’ont pas les mêmes conceptions. Si au contraire nous avons la prétention tardive de répandre nos idées parmi les indigènes, pour les emmener, dans un temps forcément très éloigné encore, au degré qui leur permettra d’aspirer à la place qu’on leur a prématurément donnée dans la société, il me semble absolument indispensable de commencer leur éducation morale, à laquelle, pour leur être agréable, ou n’a jamais voulu songer.Avant de leur apprendre à lire et à chanter le Coran à la médersa, il serait bon,
peut-être, de leur inculquer l’idée qu’il n’est pas tout à fait honorable de vendre sa sœur ou de violer sa cousine.Question politique à part, puisque, au Parlement, les indigènes ont de puissants soutiens depuis surtout que sidi Albin Rozet a fait leur apologie après son long séjour dans l’intérieur de l’Afrique du Nord, qu’il me soit permis de demander aux candidats qui sollicitent en ce moment nos suffrages, s’ils seraient bien fiers de déclarer un jour qu’ils sont les élus de trafiqueurs de chair humaine !Et nous en arriverons là si la marche en avant suit son cours.On dit quelquefois : «C’est triste, mais pas déshonorant.» Dans le cas qui nous occupe, je crois que c’est autant l’un que l’autre. (In l’Ouvrier algérien. 1906 – 09 avril – n°4)
Le colonialisme de rêve qu’on nous invente
25-03-2010
Par Mohamed Bouhamidi
La thèse d’une Algérie coloniale mais fraternelle n’est pas nouvelle. Yasmina Khadra ne reprend qu’une vieillerie dans son entretien avec Julia Ficatier du journal la Croix (17/03/2010). Ses prédécesseurs algériens avaient autant que lui parlé d’une Algérie des petites gens, ouvriers, artisans, petits colons, pas vraiment riches et pas très loin de la condition indigène. Disons une Algérie d’un bon voisinage quand ce voisinage existait. Un belle «qualité» de cette thèse du bon voisinage consiste à transformer une nécessité économique en vertu sociale. La colonie pouvait-elle nettoyer ses villes, assurer les transports, faire vivre ses usines, ses ports, ses marchés de gros ou de détail, cultiver ses domaines sans la présence des «Arabes» ? Sans même de parler des «fatmas» si nécessaires au ménage et dont leurs employeurs nous rappellent qu’elles «furent de la famille». Autant en emporte le vent, best-seller mondial, n’aurait pas suffi à nos écrivains et créateurs, si cultivés, pour comprendre l’aménagement de certains rapports domestiques même dans l’esclavagisme le plus pur et le plus dur ou alors ne l’ont-ils pas dans leurs bibliothèques ? La nécessité économique devient, en un tour de main, une «fraternité» de deux communautés. D’inépuisables anecdotes de rapprochements individuels inévitables dans des zones de contacts en deviennent la preuve et le colonialisme se transforme en formidable opportunité interculturelle. Il se transforme en un «colonialisme de rêve», la possibilité historique inégalée d’amours croisées, de métissages et de partage humain. Yasmina Khadra essaye de nous dire ce monde dans cet entretien dont la journaliste postule l’existence comme s’il était prouvé. Et il faut bien en lire de larges extraits pour ne pas trahir sa pensée :«La Croix : Vous n’avez jamais caché, dans vos romans, votre nostalgie de cette Algérie fraternelle où les pieds-noirs avaient leur place. Pourquoi ?»Yasmina Khadra : «…Pour moi, cela ne fait aucun doute : l’Algérie, qui est mon pays, est aussi le pays des pieds-noirs. Chaque pied-noir, pour moi, est un Algérien, et je ne dirai jamais le contraire. Nous restent en mémoire, Français et Algériens, ces amitiés déchirées, ces voisinages dépeuplés… Algériens et Français, nous voulons lutter contre les traumatismes historiques. Et ce n’est pas facile. Je le dis clairement, on ne peut ramener la colonisation à celle des colons militaires… C’est oublier les «petites gens» que nous, les Algériens, nous aimions, le petit peuple des Français, des Italiens, des Espagnols, des Juifs, avec qui l’on vivait au quotidien. Nous avons la nostalgie du vivre-ensemble. Les injustices étaient là, valables pour les uns comme pour les autres. Nous vivions si proches.…Mon père, jeune homme, avait une amie, prénommée Denise, une petite voisine, qu’il voulait épouser, qu’il aimait… Mais mon grand-père s’est opposé à son mariage. Aujourd’hui, il me parle toujours de Denise avec nostalgie. …Même sous la colonisation, il y avait des mariages mixtes… A Rio Salado… vivent toujours Jonas et Emilie ; elle est française, lui est algérien. …Combien de pieds-noirs me racontent et m’ont raconté leur pays, et combien ils souffraient d’en être privés ! …J’ai la chance d’être romancier, et je peux écrire sur cette nostalgie qui nous tient tous à cœur, Algériens et pieds-noirs. J’ai la prétention de croire que je peux arranger les choses, pour nous Algériens et pour les pieds-noirs, nous tous qui avons vaincu la dislocation atroce de nos deux communautés…»Yasmina Khadra va cependant plus loin que ses prédécesseurs. Jusqu’à présent, on nous avait invité à discuter les erreurs de l’ALN et son usage parfois aveugle de la violence. On nous avait suggéré que le 1er Novembre était peut-être un acte précipité. On nous a fait entendre que le départ des pieds-noirs fut pour nous une perte. Mais on n’a jamais dit que notre guerre de libération était un pur acte d’injustice, c’est-à-dire un crime. Voilà qui est fait. Dans cet entretien, Yasmina Khadra accuse clairement notre guerre de n’avoir pas eu de raisons humainement acceptables -a-t-on raison de déclencher une guerre contre des voisins si attachants ?- et d’avoir commis une injustice en provoquant «la dislocation atroce de nos deux communautés». Une injustice, c’est un crime. Voilà donc les raisons de son silence devant David Camus qui réclamait le «jugement des terroristes du FLN». Qu’est-ce qui différencie aujourd’hui ce discours de celui des nostalgiques ?
Les mythes et les faits
Mais, encore une fois, il faut confronter les discours aux faits et à la vérité historique. D’abord sur la réalité des rapports de deux communautés. La lecture de Passeurs de rives de Claude Liauzu lui aurait évité de tels raccourcis. Elle lui aurait surtout enseigné que la cohabitation entre deux communautés même irréductiblement ennemies engendre des contacts et des passages de l’une à l’autre et que ces passages ne sont pas des échanges mais des changements de communauté, une adhésion aux valeurs, aux émotions, aux idéaux de leur nouvelle communauté. Trois livres parus ces dix derniers mois peuvent nous en parler, ainsi que de la condition coloniale, sans raccourcis ni manichéisme : Akfadou, un an avec le colonel Amirouche de Hamou Amirouche (Ed. Casbah), Des chemins et des hommes de Mohamed Rebah (Ed. Mille feuilles) et Parcours d’un combattant - Wilaya III de Abdelmadjid Azzi. Le lecteur y découvrira quelques réalités de la condition coloniale et du code de l’indigénat ainsi que de précieux témoignages sur les relations entre pieds-noirs et Algériens. Et ces livres, sur ce plan, renvoient à des rapports autrement plus compliqués, autrement plus vrais et plus profonds. Et les noms de Raymonde Peshard, de Maurice Audin, de Pierre Ghenassia, pour ne citer que ceux qui sont évoqués dans ces livres pèsent d’un poids autrement plus fort que le destin contrarié de Denise. Dans ces livres –il faut bien recourir à des textes contre des textes- on ne retrouve nulle trace de cette Algérie coloniale idyllique. Froid, faim, maladies, isolement des campagnes, état d’exception permanent, répression constante, déni de droits élémentaires font le quotidien de la colonie. Il faut y ajouter le racisme. Car le tableau de Yasmina Khadra nous dit essentiellement cela : une fraternité de tous les jours dans les rapports coloniaux. Sur la réalité du racisme entre petites gens du peuple, il vaut mieux chercher la vérité chez les plus avancés des petites gens pieds-noirs. Une annexe reproduit en entier un article d’un journal ouvrier qui donnera au lecteur -au jeune lecteur, les vieux savent de quoi il retournait- une première idée de ce racisme massif. On peut en trouver des images dans les livres cités plus haut. Mais lisons un passage de cet article d’un journal ouvrier : «Qu’en Algérie, nous restions Français, et que l’Arabe reste Arabe, à la condition toutefois que nous ayons droit au respect, si nous n’en avons pas d’autre. Si nous avons fait tuer beaucoup d’hommes en 1830, et beaucoup aussi depuis, je suppose que ce n’est pas dans le simple but d’aider les Arabes à trouver le bien-être, et de leur permettre de se moquer de nous. Si c’était pour en arriver là que l’on a sacrifié tant de vies humaines et dépensé tant d’argent sué par les contribuables, ce n’était vraiment pas la peine. C’est là cependant le résultat que nous avons atteint, et après lequel, il faut le reconnaître, nous courons à bride abattue depuis quelques années. On a voulu, dans un but illusoire d’assimilation, nous attirer l’amitié des Arabes, amitié sur laquelle nous ne pouvons pas compter, jamais, malgré les salamalecs que leurs chefs prodiguent aux nôtres… Je disais donc que, si nous devons reconnaître aux Arabes toute liberté dans leurs mœurs, tolérer chez eux la traite des femmes et des fillettes, et laisser commettre dans les douars des crimes qui feraient rougir les Indiens des forêts vierges, il faut, en avouant que la France qui prétend vouloir porter la civilisation au loin, est incapable de civiliser chez elle, nous faire au moins l’honneur de séparer nettement deux races qui n’ont pas les mêmes conceptions.» (l’Ouvrier algérien. N°4. avril 1906). Faut-il d’autres documents pour rappeler le racisme au
quotidien de ces petites gens pieds-noirs ? Faut-il même signaler au lecteur que ce racisme populaire a été la raison majeure qui a rendu impossible la naissance d’un mouvement pied-noir ouvert à l’égalité comme en Afrique du Sud ? Faut-il rappeler aussi que c’est ce racisme et son expression politique ultra qui n’a laissé d’autre solution politique que le recours à la violence pour les anticolonialistes algériens d’origine indigène ou pied-noir ? Yasmina Khadra et Julia Fricatier se débrouilleront avec ce texte «ouvrier» pour réinventer une Algérie fraternelle. Nous, nous avons eu assez à faire avec l’Algérie coloniale réelle.Il est infiniment plus important de comprendre le mécanisme mis en œuvre pour réhabiliter le discours colonial et travailler les imaginaires de la jeunesse des anciennes colonies. Le discours colonial direct n’a aucune chance. Il se met immédiatement face à la vérité historique et apparaît d’emblée comme un discours idéologique même s’il prend les allures d’une écriture de l’histoire. Patrick Buisson, conseiller du président Sarkosy, ancien directeur du journal d’extrême droite Minute et «historien» n’arrive pas à faire passer ses textes pour autre chose qu’une apologie primaire du colonialisme. Et faits contre faits, documents contre documents, textes contre textes, il ne fait pas le poids. Ni lui ni ceux qui ont écrit le discours de Dakar. La création artistique, documentaires, films, romans essentiellement deviennent le vecteur porteur inespéré. Présentés comme œuvres de création, leurs auteurs travaillent toujours à partir d’une thèse : en ce qui nous concerne, l’existence d’une Algérie fraternelle. Vous n’avez pas le droit de discuter leur thèse, ils avanceraient qu’il s’agit d’une œuvre d’art et de liberté de création. A-t-on jamais vu de créations qui soient l’illustration d’une thèse ? Et si vous discutez la création, vous devenez un ennemi de la liberté de création, d’expression, etc. Mais surtout, surtout, un partisan de cette réécriture de l’histoire et de l’invention du mythe de la fraternité nous a donné, dans le dossier Camus de Liberté, la bonne clé pour comprendre ce choix de l’art comme véhicule du discours politique. L’œuvre d’art a besoin de ses exégètes qui en délivrent le «vrai» sens au commun des mortels. Elle a besoin de ses prêtres, de ses officiants, de ses cérémonies. L’«œuvre» est toujours «trop complexe» pour un accès direct. Il nous faudra, peuple de novices, nous faire à cette idée de l’assistance littéraire pour comprendre et renoncer à toute pensée critique. Nous ramène-t-on une caravane dans un autre but ? Ce n’est pas tout à fait la même chose que la problématique socialiste : «élever les masses au niveau de l’art ou rabaisser ce dernier au niveau des masses». C’est même le contraire du point de vue de la démarche. C’est convaincre les masses qu’elles ne seront jamais au niveau de l’art. Elles doivent accepter cette réalité «naturelle». Nous ne sommes pas les seuls à le découvrir. Au côté de ces dispositifs parisiens de domination par la culture, des voies nous ont ouvert quelques portes pour les comprendre : «La culture tend à prendre la place qui fut naguère celle de la religion. Comme celle-ci, elle a maintenant ses prêtres, ses prophètes, ses saints, ses collèges de dignitaires. Le conquérant qui vise au sacre se présente au peuple non plus flanqué de l’évêque mais du prix Nobel. Le seigneur prévaricateur pour se faire absoudre ne fonde plus une abbaye mais un musée. C’est au nom de la culture maintenant qu’on mobilise, qu’on prêche les croisades. A elle maintenant le rôle de ‘‘l’opium du peuple’’.» ((Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, éditions de Minuit, Paris, 2007 (rééd.) p.22.)Il nous reste quand même une dernière question. En retenant l’expression que «Paris vaut bien une messe», l’histoire française, elle-même, nous invite à questionner les subites ou spectaculaires conversions sur leurs vraies motivations et leurs vrais enjeux. Avons-nous le droit de prendre au mot un enseignement de l’histoire française ?
M. B.
Question indigène
Si les mœurs des différents pays sont respectables et doivent être respectées, pourquoi diable nous mettons-nous en quatre pour porter la civilisation sur les terres où nous n’avons rien à voir ?Laissons les peaux rouges, noires, ou chocolat laver leur linge sale en famille : chacun pour soi, X pour tous. Mais alors, qu’on nous permette de conserver nos distances, suivant notre degré de civilisation, et d’après nos sentiments. Qu’en Algérie, nous restions Français, et que l’Arabe reste Arabe, à la condition toutefois que nous ayons droit au respect, si nous n’en avons pas d’autre. Si nous avons fait tuer beaucoup d’hommes en 1830, et beaucoup d’autres aussi depuis, je suppose que ce n’est pas dans le simple but d’aider les Arabes à trouver le bien-être, et de leur permettre de se moquer de nous.Si c’était pour en arriver là que l’on a sacrifié tant de vies humaines et dépensé tant d’argent sué par les contribuables, ce n’était vraiment pas la peine. C’est là cependant le résultat que nous avons atteint, et après lequel, il faut le reconnaître, nous courons à bride abattue depuis quelques années. On a voulu, dans un but illusoire d’assimilation, nous attirer l’amitié des Arabes, amitié sur laquelle nous ne pouvons pas compter, jamais, malgré les salamalecs que leurs chefs prodiguent aux nôtres. Ces salamalecs qui chatouillent l’amour-propre de certains personnages, ne prouvent nullement l’attache de gros bonnets indigènes à la France. Ils prouvent tout simplement leur ambition et leur hypocrisie.Il faut être réellement bien naïf, après tant d’exemples qui auraient dû nous ouvrir les yeux, pour se laisser prendre à ces comédies de cour. On a vu où nous a menés en France le régime des courtisans, l’histoire les a jugés, ces messieurs peu recommandables. Il serait au moins prudent de ne pas se lancer en Algérie dans une voie qui peut mener bien loin. Je reviendrai sur ce sujet, chaque question a son heure. Je disais donc que, si nous devons reconnaître aux Arabes toute liberté dans leurs mœurs, tolérer chez eux la traite des femmes et des fillettes, et laisser commettre dans les douars des crimes qui feraient rougir les Indiens des forêts vierges, il faut, en avouant que la France qui prétend vouloir porter la civilisation au loin est incapable de civiliser chez elle, nous faire au moins l’honneur de séparer nettement deux races qui n’ont pas les mêmes conceptions. Si au contraire nous avons la prétention tardive de répandre nos idées parmi les indigènes, pour les emmener, dans un temps forcément très éloigné encore, au degré qui leur permettra d’aspirer à la place qu’on leur a prématurément donnée dans la société, il me semble absolument indispensable de commencer leur éducation morale, à laquelle, pour leur être agréable, ou n’a jamais voulu songer.Avant de leur apprendre à lire et à chanter le Coran à la médersa, il serait bon,
peut-être, de leur inculquer l’idée qu’il n’est pas tout à fait honorable de vendre sa sœur ou de violer sa cousine.Question politique à part, puisque, au Parlement, les indigènes ont de puissants soutiens depuis surtout que sidi Albin Rozet a fait leur apologie après son long séjour dans l’intérieur de l’Afrique du Nord, qu’il me soit permis de demander aux candidats qui sollicitent en ce moment nos suffrages, s’ils seraient bien fiers de déclarer un jour qu’ils sont les élus de trafiqueurs de chair humaine !Et nous en arriverons là si la marche en avant suit son cours.On dit quelquefois : «C’est triste, mais pas déshonorant.» Dans le cas qui nous occupe, je crois que c’est autant l’un que l’autre. (In l’Ouvrier algérien. 1906 – 09 avril – n°4)
laic-aokas- Nombre de messages : 14024
Date d'inscription : 03/06/2011
Re: Le colonialisme de rêve qu’on nous invente
http://www.latribune-online.com/suplements/culturel/31476.html
laic-aokas- Nombre de messages : 14024
Date d'inscription : 03/06/2011
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