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INTERVIEW EXCLUSIVE DE BOUALEM SANSAL

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Message  moi Lun 25 Nov - 12:56

L’écrivain algérien le plus talentueux de sa génération qui vient de recevoir le prix de la francophonie ne se contente pas de collectionner les distinctions. A l’inverse de beaucoup d’intellectuels algériens ayant, pour des raisons plus ou moins avouables, déserté le débat politique, Boualem Sensal, se libérant de sa retenue naturelle et de la subtilité qui caractérise son œuvre littéraire, s’immerge dans le combat quotidien. Avec fureur et courage. Impressionnant.




1) Après de nombreuses autres distinctions, vous venez d’être consacré par la francophonie comme un écrivain majeur de cette communauté. Au-delà de la légitime fierté que vous pouvez ressentir, on aimerait aussi savoir comment vous vivez cette reconnaissance, sachant que votre pays, 2éme pays francophone, refuse toujours d’adhérer à ce forum.




Qui, dans le monde, s'étonne des agissements du pouvoir algérien ? A mon avis personne. A-t-il fait quelque chose de bien depuis ce jour de 62 où il a confisqué l'indépendance du pays ? Il avait mille occasions de s'inscrire dans des dynamiques positives, régionales, internationales, il n'en a saisi aucune. Travailler avec les autres oblige à un minimum de sérieux, de transparence et de responsabilité ; trois mots qui font fuir ceux qui ne respirent que dans l'opacité, la tromperie et l'irresponsabilité. Un pouvoir qui refuse sa propre identité, ancienne comme le monde, l'identité berbère, peut-il endosser cette réalité que le français fait partie de son patrimoine linguistique et que la culture française est comme une canne à pêche avec laquelle on peut attraper de quoi nourrir notre imaginaire qui est, quoi qu'on en dise, méditerranéen avant d'être purement arabe ou africain. Non, c'est trop bête de mourir de faim et de désolation quand on a tout pour vivre à l'aise. Ceci dit, imaginons ce que serait la francophonie si ces gens s'en mêlaient. Tout ce qu'ils touchent se transforme en cendres dans la minute ; c'est ce que nous voyons depuis qu'ils ont pris en main ce pauvre pays. Des plus belles idées, ils ont fait des projets foireux et, au bout, ils ont laissé de la cendre. Regardez ce qu'est devenue cette magnifique idée de l'Union du Maghreb.
Heureusement que la Francophonie vit par les francophones, elle n'a nulle besoin d'Etats.



2) Vous êtes l'écrivain algérien le plus emblématique de cette Algérie qui lutte pour la liberté et la tolérance. Vous êtes toujours censuré en Algérie. Avez-vous, un jour, demandé une explication aux autorités concernées sur cet abus et, si oui, qu'ont-elles répondu ; si toutefois il y a eu réponse ?




C'est de notoriété internationale, le pouvoir algérien est le plus opaque du monde. Cacher, mentir, lancer des rumeurs et des contre-rumeurs est dans sa nature. Quarante jours d'affilée, les Algériens ont été maintenus dans l'ignorance quant à la santé de leur président. Il a fallu que les autorités françaises fassent pression sur le gouvernement algérien pour que, enfin, on nous montre le président Bouteflika en conférence avec le premier ministre et le chef d'Etat-major de l'Armée. Les autorités françaises refusaient de se voir plus longtemps entraînées, malgré elles, dans les jeux débiles que le régime impose aux Algériens. Si je pouvais donner un conseil au peuple algérien et aux journalistes c'est celui de zapper Bouteflika et son armée d'apparatchiks, ces gens ne méritent pas qu'on abîme nos neurones à nous demander ce qu'ils font ou ne font pas et pourquoi ils le font ou ne le font pas. Le mieux serait de les limoger et de les censurer mais à défaut zappons-les. Qu'ils meurent ou pas, ici ou ailleurs, on s'en fiche.

A la petite échelle où je suis, que puis-je demander à ces gens qui ne savent certainement pas que j'existe et encore moins pourquoi ils m'ont, un jour, limogé ni pourquoi, un autre jour, ils ont censuré certains de mes livres. Et je doute fort qu'ils sachent comment il se fait que, aujourd'hui, la plupart de mes livres sont disponibles dans certaines librairies. Ce n'est pas à moi de leur apprendre que c'est grâce aux éditions Edif de Mohamed Toilabi que mes livres arrivent maintenant en Algérie et que c'est grâce à des libraires militants que les lecteurs peuvent aujourd'hui les lire et se faire eux-mêmes une opinion sur leur contenu.




3) Tous vos ouvrages traitent évidemment du destin tragique de l’Algéie. Vous incisez les failles individuelles et collectives qui dégradent et anesthésient le pays. Ce faisant, vous transgressez le sacro-saint dogme officiel de l'Algérien orgueilleux, fier et infaillible. Cette mise à nu vous paraît-elle être une étape obligée pour accéder à un statut adulte ou s'agit-il d'une approche littéraire parmi d'autres ?




Les peuples sont fragiles. Qu'ils soient formés de gens courageux, instruits, expérimentés ne change rien. En tant que peuples ils sont fragiles. Pris en mains par des satrapes rusés, ils sont transformés et embrigadés en un rien de temps. Il n'a pas fallu des siècles, mais seulement quelques années, voire quelques mois, pour que de grands peuples comme le peuple allemand, italien, japonais, espagnol, français, se voient transformés en monstres enragés par des marchands de vent comme Hitler, Mussolini, Franco, Pétain. Il faut le reconnaître, Ben Bella, Boumediène, Chadli, Bouteflika ont fait de nous ce qu'ils ont voulu : en tant que peuple nous avons tout gobé, nous avons applaudi à nous démonter les bras, nous avons récité leur bréviaire, nous avons obéi à tous leurs ordres, ils nous ont drogués avec leur rhétorique de pacotille, leurs mensonges, leurs fanfaronnades. Nous sommes aussi responsables qu'eux. Ils nous appelaient "chaab el mouadjizate", et nous y avons cru alors que notre pays allait à vau-l'eau. Et quand nous avons cessé de les applaudir, ils nous ont dressés les uns contre les autres, musulmans contre athées, arabes contre berbères, nordistes contre sudistes, est contre ouest et nous ont inventé des ennemis extérieurs à tour de bras, marocains, français, américains. On en est toujours là, en pire. Bouteflika est quasiment présenté comme un Dieu, les gens y croient et si demain il se présente pour un quatrième mandat ils voteront pour lui. Il faut sortir de cette situation. Il revient aux politiques de réveiller le peuple et de l'éclairer. Les écrivains peuvent aider mais il ne faut pas exagérer leur pouvoir, l'intellectuel en Algérie est un phénomène assez nouveau, il n'a pas la légitimité que les intellectuels ont dans les pays de vieille tradition littéraire.




4) Vous a-t-on déjà proposé de porter à l'écran une de vos œuvres ?


"Le serment des barbares" devait être porté à l'écran par Yves Boisset. Le scénario a été écrit par Jorge Semprun, mais hélas le tournage n'a pas pu se faire pour diverses raisons. Actuellement Gallimard négocie l'adaptation du "Le village de l'Allemand" avec deux producteurs concurrents un français et un canadien. Les accords ne sont pas loin d'être conclus.




5) Beaucoup d'artistes ou d'intellectuels invoquent leur statut pour ne pas s'impliquer dans les combats sensibles qui se mènent en Algérie. Ce n'est pas votre cas. Vous avez répondu favorablement à une invitation du MAK, vous vous exprimez dans les médias qui vous sollicitent sur les sujets les plus délicats... Comment expliquez-vous cette frilosité des élites algériennes ?


Je ne comprends pas l'attitude des intellectuels algériens par rapport à l'engagement politique. Ils ne se battent pas, ne se mobilisent pas, ils se contentent d'observer de loin et de compter les coups. Moralement et politiquement c'est condamnable, cela relève de la "non-assistance à peuple en danger". Les intellectuels de la diaspora sont encore plus critiquables car eux disposent du cadre démocratique propice à l'action politique, contrairement à ceux qui vivent au pays et peuvent éventuellement être exposés au danger. Je peux comprendre si la peur était la seule raison de leur silence mais en vérité ils sont tout simplement indifférents. Quand j'ai lancé avec David Grossman l'idée d'un rassemblement mondial des écrivains pour la paix, nous avons immédiatement été rejoints par des centaines d'écrivains. Nous avons très vite dû mettre la barre très haut pour éviter que le rassemblement ne soit submergé sous le nombre. Malgré cela, nous sommes plusieurs centaines, dont une vingtaine de prix Nobel et de prix de la paix des libraires allemands, venant des 5 continents et couvrant 55 nationalités, tous très engagés et militant avec leur propre argent, car notre rassemblement n'est pas constitué en association et n'a donc pas de budget. Un seul écrivain algérien nous a rejoint, c'est Yahia Belaskri, qui vit à Paris ; c'est un homme remarquable, engagé, efficace. Aucun autre ne s'est manifesté. Ce sont donc des étrangers qui se battent à leur place pour que l'Algérie soit un jour une démocratie heureuse et prospère. Je parcours le monde, je participe à toutes sortes d'organisations internationales et partout je constate que les intellectuels algériens sont absents, c'est affligeant. Un petit pays comme Israël (8 millions d'habitants) est présent et très actif dans toutes les organisations qui existent dans le monde et l'Algérie qui compte 38 millions d'habitants et qui se targue de donner des leçons au monde entier est absente de toutes les enceintes. Cherchez l'erreur. Même les Kabyles, traditionnellement très engagés semblent devenir amorphes comme les autres. Actuellement sur la scène européenne et nord-américaine seuls les gens du MAK font montre d'une mobilisation forte et prennent des risques (cf. le voyage de M’henni à Tel-Aviv). La Kabylie doit rapidement reprendre son rôle d'avant-garde dans le combat pour la démocratie, la culture et la laïcité, sinon, c'en est foutu pour ce pays pour très longtemps.

• Boualem Sansal a été récompensé à plusieurs reprises. Il a reçu le prix du premier roman, le prix des Tropiques, le prix Edouard Glissant et le prestigieux prix de la paix des libraires allemands considéré comme l’antichambre du prix Nobel de littérature. Il a notamment écrit : le Serment des barbares, Dis-moi le paradis, Harraga, le village de l’Allemand, Rue Darwin...




Sofiane Ouchikhen
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