Tunisie : le corps féminin, nouveau champ de bataille
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Tunisie : le corps féminin, nouveau champ de bataille
Incarcéré depuis mercredi, Nassreddine Ben Saïda, directeur de la
rédaction du quotidien Ettounsiya, a entamé samedi une grève de la faim.
Il est inculpé pour avoir publié une image [voir ci-contre] du footballeur d'origine tunisienne Sami Khedira (Real de Madrid) et de sa femme mannequin, Lena Gercke.
Les photographes auront d'abord repéré la violation flagrante du
copyright, péché véniel mais coutumier de la presse tunisienne. Mais
bien entendu le scandale n'est pas là. Le plus préoccupant est la
transgression des limites censées garantir la liberté de la presse dans
la Tunisie post-dictature.
Un scandale juridique
Le motif d'inculpation retenu est l'atteinte aux bonnes mœurs et le
trouble à l'ordre public en vertu de l'article 121 ter du code pénal.
Un scandale juridique puisque, rappelle Reporter sans frontières :
<blockquote>« Privilégier l'utilisation du code pénal réduit à néant
le [nouveau] code de la presse [promulgué en novembre dernier, ndlr]
alors que celui-ci dispose dans son article 2 que sont abolis “tous les
textes précédents en contradiction avec le présent code […]” et remet en
cause la dépénalisation des délits de presse engagée par ce
décret-loi. »
</blockquote>
Par ailleurs, précise Mustafa Ben Letaief, professeur de droit et l'un des rédacteurs du nouveau code de la presse :
<blockquote>« En présence de deux textes prévoyant des sanctions
différentes, c'est toujours la sanction la plus douce qui est appliquée,
or le code de la presse exclut toute peine privative de liberté. »
</blockquote>
Le parquet a donc réactivé un instrument juridique de la censure
hérité de l'ère Ben Ali, en contrevenant aux principes juridiques les
plus élémentaires.
Il faut nuancer tout de même et préciser que, pour l'instant, les
conditions de travail des journalistes tunisiens et étrangers en Tunisie
sont plus proches de celles que connaît la France, que celles de
l'ancien régime. Mais le signal est inquiétant et la censure morale
semble en passe de succéder à la censure politique.
« Ayons les femmes et le reste suivra »
Mais l'affaire soulève un autre problème. Pourquoi publier la photo
de cette femme presque nue à la une d'un quotidien ? Et plus
précisément, pourquoi voiler ou dévoiler le corps féminin semble devenu
l'enjeu le plus crucial de la société tunisienne ?
Pour mieux saisir l'origine de cette passion, il faut relire Frantz Fanon
et le premier chapitre de « L'An V de la révolution algérienne » où il
évoque l'ardeur des colons français à dévoiler les Algériennes. « Ayons
la femme et le reste suivra ! », proclamait la doctrine coloniale ou,
plus élaboré :
<blockquote>« Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa
contexture, dans ses facultés de résistance, nous devons d'abord
conquérir les femmes. »
</blockquote>
Affiche de propagande réalisée par le 5e bureau psychologique de l'armée française pendant la guerre d'Algérie
Les cérémonies de dévoilement étaient alors, comme en mai 1958, lors
du soulèvement qui a permis le retour du général de Gaulle, le signe du
terrain conquis par la France sur la société « arriérée » qu'il fallait
« civiliser » et sur l'emprise du nationalisme algérien.
A cette « bataille grandiose », à cette « offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppos[ait] le culte du voile ».
Les crispations identitaires d'aujourd'hui (en Tunisie, comme en
Europe) s'enracinent dans ce passé colonial qui, décidément, ne passe
pas.
Une bataille géopolitique et identitaire
L'argumentation religieuse pour justifier ce regain d'intérêt pour
les tenues islamiques depuis une trentaine d'années n'est que le
vocabulaire d'une tentative de reconquête symbolique contre l'influence
occidentale (et de réaffirmation de l'orthodoxie sunnite face aux
prétentions de la révolution islamique iranienne chiite à brandir plus
haut l'étendard de l'islam). Une bataille identitaire et géopolitique
dont le terrain d'affrontement est le corps féminin.
Dans la Tunisie post-14 Janvier, le retour des tenues islamiques est
une réponse à sa longue stigmatisation. Un signe de rupture avec la
modernisation imposée par Bourguiba et Ben Ali, mais dans l'ensemble,
plutôt bien vécu dans une société où l'enjeu colonial est dépassé et
prête à laisser à chacune sa liberté.
Mais le terrain de la conquête s'est déplacé et à présent, des
groupes salafistes sont partis à l'assaut de la doctrine sunnite locale
(malékite) pour l'amener vers les références wahhabites (l'islam de la
péninsule arabique) beaucoup plus rigoriste. Le niqab, qui ne laisse
rien apparaître du corps, est le jalon de cette entreprise identitaire,
religieuse et politique.
La tentative de faire admettre des étudiantes en niqab à l'université de la Manouba relève de cette volonté de marquer son territoire et elle a porté les tensions idéologiques à un point explosif.
La visibilité du corps des femmes dans l'espace public renvoie bien
sûr à d'autres aspects, notamment au refoulement de la puissance
déstabilisatrice du désir pour l'ordre social.
Plus profondément, selon Olfa Youssef (« Le Coran au risque de la
psychanalyse », Albin Michel, 2007), linguiste et psychanalyste :
<blockquote>« Le corps de la femme, dépourvu de pénis, représente une
menace de castration pour l'homme. Masquer le corps féminin est une
manière de faire disparaître cette angoisse. C'est pour cette raison que
le voile est un problème masculin. »
</blockquote>
Climat anxiogène
Dans le climat anxiogène que traverse une société tunisienne sans
repère, les peurs identitaires se projettent sur le corps féminin et les
passions s'exacerbent au point d'occulter les défis sociaux et
politiques.
Si la question des tenues islamiques n'avait pas pris un tour aussi
passionnel, Ettounsiya n'aurait probablement pas éprouvé le besoin de
publier cette image dont la valeur informative est plutôt faible. Et le
gouvernement n'éprouverait pas le besoin d'envoyer un journaliste en
prison pour une photo qui n'aura fait perdre la vue à personne.
Avec l'autorisation de Willis (Willis de Tunis)
Erotiser ou « désérotiser » l'espace social ne relève au fond que de
la même obsession, et de la même propension à réduire les femmes à leur
fonction sexuelle.
Maintenant si le corps féminin, érotisé ou occulté, devient l'arme du
combat pour s'approprier le sens de la révolution, on se demande
jusqu'où ira cette surenchère dans l'exhibition du corps et de la
religiosité.
rédaction du quotidien Ettounsiya, a entamé samedi une grève de la faim.
Il est inculpé pour avoir publié une image [voir ci-contre] du footballeur d'origine tunisienne Sami Khedira (Real de Madrid) et de sa femme mannequin, Lena Gercke.
Les photographes auront d'abord repéré la violation flagrante du
copyright, péché véniel mais coutumier de la presse tunisienne. Mais
bien entendu le scandale n'est pas là. Le plus préoccupant est la
transgression des limites censées garantir la liberté de la presse dans
la Tunisie post-dictature.
Un scandale juridique
Le motif d'inculpation retenu est l'atteinte aux bonnes mœurs et le
trouble à l'ordre public en vertu de l'article 121 ter du code pénal.
Un scandale juridique puisque, rappelle Reporter sans frontières :
<blockquote>« Privilégier l'utilisation du code pénal réduit à néant
le [nouveau] code de la presse [promulgué en novembre dernier, ndlr]
alors que celui-ci dispose dans son article 2 que sont abolis “tous les
textes précédents en contradiction avec le présent code […]” et remet en
cause la dépénalisation des délits de presse engagée par ce
décret-loi. »
</blockquote>
Par ailleurs, précise Mustafa Ben Letaief, professeur de droit et l'un des rédacteurs du nouveau code de la presse :
<blockquote>« En présence de deux textes prévoyant des sanctions
différentes, c'est toujours la sanction la plus douce qui est appliquée,
or le code de la presse exclut toute peine privative de liberté. »
</blockquote>
Le parquet a donc réactivé un instrument juridique de la censure
hérité de l'ère Ben Ali, en contrevenant aux principes juridiques les
plus élémentaires.
Il faut nuancer tout de même et préciser que, pour l'instant, les
conditions de travail des journalistes tunisiens et étrangers en Tunisie
sont plus proches de celles que connaît la France, que celles de
l'ancien régime. Mais le signal est inquiétant et la censure morale
semble en passe de succéder à la censure politique.
« Ayons les femmes et le reste suivra »
Mais l'affaire soulève un autre problème. Pourquoi publier la photo
de cette femme presque nue à la une d'un quotidien ? Et plus
précisément, pourquoi voiler ou dévoiler le corps féminin semble devenu
l'enjeu le plus crucial de la société tunisienne ?
Pour mieux saisir l'origine de cette passion, il faut relire Frantz Fanon
et le premier chapitre de « L'An V de la révolution algérienne » où il
évoque l'ardeur des colons français à dévoiler les Algériennes. « Ayons
la femme et le reste suivra ! », proclamait la doctrine coloniale ou,
plus élaboré :
<blockquote>« Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa
contexture, dans ses facultés de résistance, nous devons d'abord
conquérir les femmes. »
</blockquote>
Affiche de propagande réalisée par le 5e bureau psychologique de l'armée française pendant la guerre d'Algérie
Les cérémonies de dévoilement étaient alors, comme en mai 1958, lors
du soulèvement qui a permis le retour du général de Gaulle, le signe du
terrain conquis par la France sur la société « arriérée » qu'il fallait
« civiliser » et sur l'emprise du nationalisme algérien.
A cette « bataille grandiose », à cette « offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppos[ait] le culte du voile ».
Les crispations identitaires d'aujourd'hui (en Tunisie, comme en
Europe) s'enracinent dans ce passé colonial qui, décidément, ne passe
pas.
Une bataille géopolitique et identitaire
L'argumentation religieuse pour justifier ce regain d'intérêt pour
les tenues islamiques depuis une trentaine d'années n'est que le
vocabulaire d'une tentative de reconquête symbolique contre l'influence
occidentale (et de réaffirmation de l'orthodoxie sunnite face aux
prétentions de la révolution islamique iranienne chiite à brandir plus
haut l'étendard de l'islam). Une bataille identitaire et géopolitique
dont le terrain d'affrontement est le corps féminin.
Dans la Tunisie post-14 Janvier, le retour des tenues islamiques est
une réponse à sa longue stigmatisation. Un signe de rupture avec la
modernisation imposée par Bourguiba et Ben Ali, mais dans l'ensemble,
plutôt bien vécu dans une société où l'enjeu colonial est dépassé et
prête à laisser à chacune sa liberté.
Mais le terrain de la conquête s'est déplacé et à présent, des
groupes salafistes sont partis à l'assaut de la doctrine sunnite locale
(malékite) pour l'amener vers les références wahhabites (l'islam de la
péninsule arabique) beaucoup plus rigoriste. Le niqab, qui ne laisse
rien apparaître du corps, est le jalon de cette entreprise identitaire,
religieuse et politique.
La tentative de faire admettre des étudiantes en niqab à l'université de la Manouba relève de cette volonté de marquer son territoire et elle a porté les tensions idéologiques à un point explosif.
La visibilité du corps des femmes dans l'espace public renvoie bien
sûr à d'autres aspects, notamment au refoulement de la puissance
déstabilisatrice du désir pour l'ordre social.
Plus profondément, selon Olfa Youssef (« Le Coran au risque de la
psychanalyse », Albin Michel, 2007), linguiste et psychanalyste :
<blockquote>« Le corps de la femme, dépourvu de pénis, représente une
menace de castration pour l'homme. Masquer le corps féminin est une
manière de faire disparaître cette angoisse. C'est pour cette raison que
le voile est un problème masculin. »
</blockquote>
Climat anxiogène
Dans le climat anxiogène que traverse une société tunisienne sans
repère, les peurs identitaires se projettent sur le corps féminin et les
passions s'exacerbent au point d'occulter les défis sociaux et
politiques.
Si la question des tenues islamiques n'avait pas pris un tour aussi
passionnel, Ettounsiya n'aurait probablement pas éprouvé le besoin de
publier cette image dont la valeur informative est plutôt faible. Et le
gouvernement n'éprouverait pas le besoin d'envoyer un journaliste en
prison pour une photo qui n'aura fait perdre la vue à personne.
Avec l'autorisation de Willis (Willis de Tunis)
Erotiser ou « désérotiser » l'espace social ne relève au fond que de
la même obsession, et de la même propension à réduire les femmes à leur
fonction sexuelle.
Maintenant si le corps féminin, érotisé ou occulté, devient l'arme du
combat pour s'approprier le sens de la révolution, on se demande
jusqu'où ira cette surenchère dans l'exhibition du corps et de la
religiosité.
Zhafit- Admin
- Nombre de messages : 13508
Date d'inscription : 26/04/2008
Re: Tunisie : le corps féminin, nouveau champ de bataille
http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/02/19/tunisie-le-corps-feminin-nouveau-champ-de-bataille-226645
Zhafit- Admin
- Nombre de messages : 13508
Date d'inscription : 26/04/2008
Zhafit- Admin
- Nombre de messages : 13508
Date d'inscription : 26/04/2008
fatima- Nombre de messages : 1074
Date d'inscription : 28/02/2009
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