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L’écolier et la leçon

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Message  laic-aokas Dim 19 Juin - 19:01

L’écolier et la leçon


March 21, 2011
By admin

Il disait que nous étions arabes; oui, argumentait-il avec un œil qui
paraissait irriguer de science nos cervelles de mioches et rustres
petits paysans gorgés d’inculture. Il disait que nous étions, au mieux,
des arabes arabisés par l’islam, et pour mieux nous couper le sifflet,
pérorait son refrain préféré de Abdelhamid Ibn Badis sur l’islamité et
l’arabité de l’Algérie. N’en déplaise à ceux qui en doutent, rajoutait
Ibn Badis dans une langue emphatique.
Oh, tous mes amis de classe s’en rappellent. Monsieur Zarabi. Une
peau acnéique, des boutons sanieux, fume comme fumerait un bonhomme
intelligent, une peau zébrée par les gifles solaires des Aurès, un œil
écarquillé, une démarche d’hurluberlu. Quelqu’un, un ami, avait dit déjà
à l’époque qu’il est des démarches qui soient idiotes. A croire que
monsieur Zarabi claudiquait à cause de ses quatre neurones qui ne
pouvaient mieux produire comme cadence. Mais il est un Chaoui, un
berbère comme nous, nous dit un élève de notre classe qui avait son père
berbériste indécrottable. Pourquoi cette manie a vouloir être ce qu’il
n’est pas, et, au passage, à faire de nous ce que nous ne serons jamais?
J’avais 10 ans. J’ai dit à mon père que notre professeur nous disait
arabes. Il m’a dit si je comprenais un tantinet à cette langue. Je lui
ai dit que ça fait tout de même quelque trois années, que je comprenais
jusqu’aux dialogues du feuilleton égyptien de 19 heures.
- Comprends-tu tout?
- Non.
- Et en Kabyle?
- Tout.
- As-tu compris?
- Non.
- Tu rêves en quoi?
Des paysages parleurs, des volutes d’odeurs, des envols soudains, des
arbres géants, des galopades effrénées, des courses défiant les vents…
- En quelle langue?
- Le kabyle, m’empressai-je de dire.
- Voila, t’es un berbère, un amazigh.

J’ai compris. Du reste, j’ai tout de suite demandé à ma mère, alors
couturière et propriétaire d’une machine à coudre, de me façonner un
ostensible Z en Tamazight sur mon short rapiécé pour partir des le
lendemain a la conquête de mon identité usurpée. Des heures durant à
chevaucher le vent dans des forêts de lentisques et de plantes
sylvestres. Monsieur Zarabi n’en était qu’une volute de fumée que nous
bombardions dans les eaux susurrantes de la rivière; une insignifiante
souvenance que nous noyions dans l’oubli purificateur du silence
mystique des collines juchées dans la solitude. Mon père a raison, me
disais-je. Mon père est berbériste lui aussi. Lui aussi peut aller en
prison. C’est les courageux qui y vont… Comme Boualem, il a fait deux
mois de prison pour une histoire de lettre écrite en Tamazight. Ouaou!
Nous nous disions chaque fois que nous le voyions. Lui aussi, pourtant
était un instituteur. Oh! La déveine, il n’enseigne pas chez nous. Il
enseigne dans un village attenant et y est aimé. Et comment! Beau,
cheveux polis, des yeux azur, des dents blanc domino, élancé et lecteur.
Surtout lecteur. D’aucunes, des femmes adultes de surcroît, les
entendîmes-nous une fois, disaient qu’il était beau comme une fillette.
C’était cela être beau. C’était peut-être aussi cela allier l’art et la
manière.
…. Et nous rêvions ardemment de devenir aussi berbéristes, puisque
nous ne pouvions avoir de toute manière des cheveux qui ondulent aussi
bellement au vent.
- Que lit-il? dit une de mes tantes.
- Des livres, répondit grand-mère.
- Des histoires.
- Des histoires, comme celles que nous racontent le soir ton oncle (mon oncle était aussi lecteur).
- C’est dangereux?
- Oui.
- Pourquoi? dis-je.
- Ça ne te concerne pas, coupa grand-mère.
- Pourquoi? continua ma jeune tante.
- Des livres qui disent que nous sommes des berbères.
- Mais, fit naïvement ma tante, n’est-ce pas ce que nous sommes?
- Oui, oui, mais il ne faut pas le dire…
Et pourquoi, lui, il le dit? Tourbillonnait le questionnement existentiel dans le zeste de cervelle qui pouvait le contenir.
Depuis cette discussion entre ma tante et grand-mère, chaque fois que
passait Boualem à coté de moi, je m’empressais d’arborer mon Z en
Tifinagh.
- Fais gaffe, tu vas aller en prison, m’en dit-il une fois avec un sourire luné.
Mon cœur cogna de soudaine joie devant cet homme libre, en somme plus
libre que tous ces poltrons qui se contentaient de rêver en Kabyle. Des
rêves quoique aussi beaux que le sont nos paysages : imbus de lumière,
auréolés de magiques odeurs, chavirant dans d’exquises mélodies. Boualem
n’était pas commun. Pas comme le commun que nous étions. En définitive
des berbères qui ne se rappellent ou ne vivent leur berbérité que le
soir, à la nuit protectrice, lorsque roupillent les sentinelles du
temple, les flagorneurs, les hommes de salles besognes; lorsque affûte
la voix doucereuse et profonde de grand mère son conte ancien et que
dégaine grand-père son tisonnier pour ébouriffer le feu; là, le feu
prend et allume l’âme du berbère. Il peut même entrouvrir une fenêtre de
songe éveillé pour un Jugurtha qui enfourche son cheval sans selle,
disait Mammeri, et qui s’en va défier Rome, règne du mal… Le conte de
grand-mère et l’âtre doucet font facilement habiller sans chigner du
manteau de la berbérité.
Mais bon… Boualem n’en a cure. Il essayait tant bien que mal de vivre
son conte. Il en avait tracé un chemin. Un petit bout du moins. Mon
signe ostensible n’en était pas la preuve? Je savais déjà qu’il était
important, que quelque sacralité m’en rattachait. La preuve, j’ai
d’emblée regardé monsieur Zarabi autrement. Il m’était devenu un ennemi.
Non, pas lui le Chaoui ou, lui, l’arabe, enfin l’arabisé, mais lui qui
avait décidé que Ibn Badis avait décidé pour moi ou qu’il ne pouvait
avoir tort, bien que lui-même, monsieur Zarabi, en était la preuve.
Ibn Badis ne pouvait-il avoir tort, dis-je récemment à un collègue arabophone.
- Non, coupa l’idéologue.
C’est vous dire le leurre. Monsieur Zarabi aurait pu faire de mon
école ce qu’elle était en vrai : une belle école. Je vais vous la
décrire et je ne crois pas du tout exagérer. Un petit arpent du bon
dieu. Un lopin béni, une interminable haie d’oliviers et de frênes; une
mer méditerranée qui, disions-nous, froissait son poème loin où se
terminent les yeux; un mystérieux et harmonieux brouhaha qui emmaillote
le village dans un harnais sécurisant. De notre école qui épouse une
orgueilleuse colline, dominée d’une montagne enorgueillie par ses
chemins montants et ses fenêtres qui jettent le regard sur des
splendeurs facondes, la mer était à nos pieds et mettait doucereusement
des baisers marins sur nos joues. D’ici, on voyait s’amouracher des
morceaux de mer, des nuages gorgés d’or, un bleu voletant, des brises
vivifiantes, des arbres chanteurs, des oiseaux insouciants. Bref, du
poème et du chant que nous ingurgitions goulûment. Il y avait juste
monsieur Zarabi avec ses boutons purulents… Et un cimetière contigu,
accoté presque à l’école, qui faisait repartir chaque fois notre
instituteur sur son sujet de prédilection : le châtiment tombal. Il nous
en plombait : berbériste ou pas, a quoi bon? Mais lui, connaissait-il
la peur de l’au-delà? Il était presque pedophile, nous rossait comme on
fait jadis avec les baudets afin qu’ils refrènent leurs gigantesques
érections publiques, consommateur gargantuesque de films hard que l’on
passait clandestinement au mois de Jeun, etc. A-t-il jamais pensé mourir
un jour? Je ne le crois pas.
- Nous sommes des arabes?
- Ce n’est pas vrai, fit une voix au fond de la classe.
- Qui a dit ça?
La suite est simple. Falaka généralisée. Tous et toutes y passent.
D’une, pour rétablir l’ordre, et de deux, pour lorgner les culottes. Un
pedophile ou presque, je vous dis. L’ici-bas libidineux dans les
culottes de mioches et l’au-delà céleste dans la correction. Pour le
reste, personne n’a flanché. Tous les défauts mais pas la délation. Tout
de même. Grande victoire des petits berbères au temple de la bêtise.
Je ne sais pas, ça me rappelle un livre de Tahar Ben Jelloun : La nuit de l’erreur.
A croire que chez monsieur Zarabi, nous avons été conçus la nuit de
l’erreur, c’est pour ça qu’il faut qu’on ait honte de notre existence…
Mais pourquoi ne le dénoncions-nous pas à l’époque? Mais, à tout bien
réfléchir, à qui? Monsieur Zarabi est notre état en enseignant comme
est l’état le policier en matant ou le ministre en spoliant ou le
président tyran en assassinant… En assassinant des Mammeri à coups
d’arbres assassins qui hument l’intelligence kabyle!
Boualem était allé à nouveau en prison. Juste trois jours. Trois
jours, disait-on, de mousse, de savon, d’électricité et de bonbons
amers. Profonde douche, fallait le nettoyer de toute son humanité
d’homme libre. Mais quelle douche pouvait atteindre des endroits reculés
de l’âme? Il en était ressorti plus ragaillardi, plus apte à défier
l’erreur. Des années plus tard, il produisit une pièce de théâtre : le
feu et la suie.
- Pourquoi ce titre? lui dis-je récemment.
- Derrière le feu la suie, dit l’adage. Derrière le courageux le lâche.
- Pourquoi?
- Les kabyles sont des lâches…
J’ai aussi compris. Sans doute, n’était-il pas le seul berbériste qui
soit déçu? Il a voulu allumer un feu, alors il en a été consumé et
personne ne vint à sa rescousse. Enfin, pas tant que ça quand même. Lui,
s’était retirée de la scène mais sa pièce de théâtre est un feu qui
continue de prendre.
Monsieur Zarabi aime l’automne. Comme Mhand, le chacal berbère qui
préfère les victuailles de cette saison. Était-ce un appel génétique?
Monsieur Zarabi est Chaoui : un berbère. Au milieu de la cour trône un
olivier que l’on disait séculaire. Lorsque une famille du village se
départit de son terrain pour la construction de l’école, il n’était pas
question qu’elle se départît de son olivier. Du reste, elle en aurait
été avilie. Un berbère se détache-t-il ainsi aussi aisément de son
sang? Une vieille kabyle caresse son olivier comme ses enfants, lui
chuchote de douces prières, partage avec lui de précieux secrets, dépose
dans le creux de son ventre des amulettes pour éloigner le mauvais œil.
L’olivier est en somme une personne qui manquerait juste de parler.
Monsieur Zarabi m’a enseigné pendant trois ans. Il était pour
l’enseignement ce qu’est le jour pour la nuit. Ces années la ont
toujours dans ma bouche un goût carcéral. Mais pour lui pardonner, je
préfère me souvenir de lui la saison des cueillettes d’olives. Il en
devenait serein, s’adoucissait. J’en suis sur que lorsque il se rappelle
ces années, il ne peut ne pas se remémorer l’olivier et sa
propriétaire; une vieille veuve décharnée avec des mains cuirassées et
veinées. Pendant la cueillette, c’était monsieur Zarabi qui escaladait
l’olivier pour le gauler et nous, au dessous, pour aider la vénérable
dame qui était maigre comme une gaule de frêne et échinée comme un
demi-cercle. Nous en étions bien plus que heureux. Des jours, comme
dirait ma mère, qu’on eût dits volés du paradis. Monsieur Zarabi riait,
en avait la frimousse rayonnante, grillait cigarette sur cigarette.
D’autant que le café mettait déjà sur ses sens des effluves onctueux. On
en venait jusqu<a oublier ses Falakas et ses purulences.
- C’est seulement sous l’olivier que le café est aussi bon, se vantait la vieille.
Elle avait raison. Quelque main invisible saupoudrait ce café de je
ne sais quelles pépites divines. Et c’est presque avec des larmes aux
yeux que monsieur Zarabi regrettait le dernier jour de la cueillette.
Mais…Chasse le naturel, il revient au galop. Le lendemain : la Falaka.
Il redevient lui-même.
Il y a maintenant des années. Notre école de jadis n’est plus la
petite école de la prairie; le béton a violé sa solitude virginale. J’ai
appris il n’y a pas longtemps que la vieille trépassa. Elle devait
avoir 100 ans, me dit-on. Les bienfaits de l’huile d’olive sans doute,
m’en vint machinalement l’idée. Aussitôt son décès, les autorités
s’empressèrent d’extirper l’olivier. L’olivier séculaire. La vieille
avait pourtant toujours refusé catégoriquement que l’on évoquât la
question. Argent ou pas, la question ne se posait même pas. C’était tout
clair dans sa tête. Un olivier est une personne et tuer une personne
est meurtre.
Je me souviens, quelques élèves prenaient la vieille pour une folle.
Du reste, pas facile aux chenapans que nous étions, de saisir le sens
d’une veuve tout voûtée qui parle a un tronc d’arbre et qui caresse son
écorce.
- Mais pourquoi l’a-t-on coupé? Interrogeai-je l’ami qui
m’en rapporta la nouvelle, quelle nouvelle technologie veulent-ils y
faire germer?
- Ils disent que les vieilles toilettes ne peuvent contenir tous les élèves…
- Non. Pour y faire kaka!
- …
Monsieur Zarabi doit être dans son lointain patelin. Il doit être
vieux maintenant, mais il ne peut oublier notre école et son olivier.
Son olivier doit avoir sur sa mémoire l’effet d’un beau souvenir fugace;
celui que l’on traque du souvenir mais que l’on n’atteint que par
bribes, tant il est beau et exquis. De toute manière, à l’inverse de
nous, l’olivier lui est encore vivant. Et comment! Seul être à avoir
atteint son humanité.
- Y a-t-il quelqu’un pour s’y opposer.
- L’argent.
- Et Boualem.
- Un déçu.
La nuit même de la nouvelle, j’ai fait un rêve. J’étais sur
l’olivier; la vieille préparait un café et marmottait d’inintelligibles
paroles. Sans doute, se fiait-elle à son olivier. Une branche ployait
sous la charge des fruits, une autre déjà gaulée tamisait un morceau de
mer d’où soufflait une voix en écho, une voix indistincte,
imperceptible; puis, des hoquets. Silence de naguère. La vieille pleure,
l’olivier baigne dans une marre de sang.


Onelas
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Message  laic-aokas Dim 19 Juin - 19:01

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