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L’émir Abdelkader : une l’influence qui dépasse le cadre même du monde arabo-musulman

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L’émir Abdelkader : une l’influence qui dépasse le cadre même du monde arabo-musulman Empty L’émir Abdelkader : une l’influence qui dépasse le cadre même du monde arabo-musulman

Message  azemour Sam 29 Oct - 12:21


Voici comment décrit Bugeaud, gouverneur général d’Algérie l’émir Abdelkader au lendemain de sa rencontre, dans une lettre envoyée au comte Molé, président du Conseil : « Il est pâle, dit-il, et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus Christ » (Paul Azan, l’Emir Abdelkader, Paris 1925). Il faut dire que Bugeaud a décelé quelque chose de grand et d’exceptionnel chez l’émir.

Abdelkader, b. Muhyi-din al-Hassani, né en 1808 à la Guetna de l’oued al-Hammân à l’ouest de Mascara, appartenait à une famille de double noblesse, puisque ses aïeux dirigeaient la confrérie Kadiriyya et descendaient d’une origine chérifienne. Il a reçu dès son jeune âge une éducation religieuse solide. Très vite, le jeune Abdelkader devient un soldat de l’Islam pour défendre sa patrie et essayer de créer un Etat indépendant.

Si ce dessein politique a échoué pour diverses raisons ; son parcours spirituel d’homme de la voie, par-contre, a bel et bien réussi et lui a valu d’être consacré aujourd’hui comme le vrai fondateur de l’Algérie. Pour plus de commodité, il est judicieux de partager la vie de ce grand homme en trois périodes :

En 1832, il est proclamé « Sultan des Arabes » par quelques tribus de l’Oranie en s’imposant sur les milices de l’ancien bey turc, et en menant la guerre contre les Français pendant quinze ans. Ces hauts faits lui ont permis d’étendre son autorité sur les provinces d’Oran, d’Alger, du Titteri et même dans le constantinois. L’ébauche de cet Etat islamique avec des dirigeants issus de l’aristocratie religieuse a suscité quelques méfiances des Jawada militaires et quelques tribus kabyles. Abdelkader a réformé son jeune Etat par la création d’une armée de 10000 soldats, rétribuée par la dîme canonique (zakât). Mais, vu l’infériorité numérique de son armée, Abdelkader ne pouvait gagner la guerre, alors il s’est réfugié au Maroc où il a entraîné le sultan Moulay Abderrahmân dans la guerre contre les Français. Mais le sultan se ravisa après les bombardements de Tanger et la défaite de l’armée marocaine à la bataille d’Isly en 1844 ; et il a retiré son soutien à son protégé, et celui-ci de se rendre en 1847.

La deuxième période de la vie de l’émir la passe emprisonné en France cinq années, après le manquement aux promesses qui lui ont été faites par le gouvernement de Guizot puis ceux de la II e République, de le transporter avec les siens à Alexandrie. Mais beaucoup de français lui ont témoigné amitié et respect, et en tête de ceux-là le prince-président Louis-Napoléon, qui en 1852 vint lui-même lui annoncer sa liberté pour s’établir à Brousse en Turquie.

La troisième et dernière période de sa vie, l’émir la passe dans le Proche-Orient, c’est-à-dire de 1852 à 1883. C’est sous le magistère d’Ibn Arabi que s’ouvre et se ferme cette dernière phase au prés du Sheikh al-Akbar. C’est cette période d’exil qui est la plus riche mais, paradoxalement elle n’a pas intéressé suffisamment les historiens. Nous découvrons un homme magnanime, voué à l’étude et la dévotion qui sait parler le langage des cœurs comme il a su manier les armes auparavant. Ce n’est certainement pas une vocation tardive, ni une reconversion d’un héros des champs de bataille. Depuis tout jeune, l’émir s’adonnait régulièrement à la prière, l’étude et l’oraison.



Il quitte Brousse après un tremblement de terre en 1855 en compagnie de sa suite composée de 111 personnes pour aller s’installer à Damas.

Installé dans cette ville sainte, il devient petit à petit un maître spirituel et son enseignement fut recueilli par ses disciples. Une partie de cet enseignement fut consigné par écrit sous le titre « Le Livre des Haltes ». La teneur littéraire de cet ouvrage est d’une grande facture. L’émir n’a cessé à travers ce livre de proclamer son rattachement spirituel à l’un des plus grands maîtres de l’histoire humaine, le Sheikh al-Akbar, Ibn Arabi, enterré à Damas. L’émir habita la maison qui fut autrefois celle de son maître et demanda à être inhumé auprès du sheikh al-Akbar.

A Damas, l’émir a pris sous sa protection la communauté des Algériens ; mais aussi la communauté chrétienne et européenne lors des émeutes de juillet 1860. Il leur permit d’échapper aux massacres qui ont eu lieu entre les chrétiens maronites et musulmans druzes. Ces affrontements sont la conséquence de manipulations des deux grandes puissances coloniales de l’époque, la France et l’Angleterre.

En effet, la France manipulait les chrétiens Maronites en leur promettant un Etat indépendant ; tandis que l’Angleterre manipulait de son côté les Druzes pour contrecarrer les ambitions françaises dans la région et réaliser ses desseins mercantiles. L’émir, en tant que musulman, avisé des intrigues des uns et des autres, intervint et a offert sa protection aux chrétiens. Cette attitude, somme toute naturelle de la part d’un fidèle musulman, a eu un écho considérable dans le monde entier, et surtout en Occident. Beaucoup de chefs d’états lui ont témoigné leur reconnaissance. Ainsi, Le Pape le fut décoré de l’ordre de Pie IX et reçut la grand-croix de la légion d’honneur. Il a reçu des centaines de lettres de reconnaissance et d’amitié ; des cadeaux de valeur et il a été décoré plusieurs fois des plus grandes distinctions et grades. Dans son attitude qualifiée de tolérante, l’émir n’a fait qu’obéir aux préceptes coraniques et prophétiques, rien de plus. Les versets et propos prophétiques relatifs à la tolérance sont abondants et l’émir n’a fait que son devoir de simple croyant pour préserver le droit des minorités religieuses en terre d’Islam. Leur existence parmi la communauté musulmane prouve s’il en faut cette tolérance.

La franc-maçonnerie voulant profiter de la situation s’est adjointe au concert de félicitations et remerciements qui fusaient de toute part à l’égard de l’émir. Ainsi le Grand Orient De France (GODF) s’est empressé de demander à deux de ses loges parisiennes : la loge Henri IV et la loge La Sincère Amitié de correspondre avec Abdelkader.

Mis à part le consensus général lié à cette affaire, les raisons qui peuvent expliquer la démarche du GODF sont : d’une part, la permanence encore au sein de la maçonnerie de l’idée de la foi en Dieu ; d’autre part, le souhait des maçons à devenir un groupe de pression influent pour orienter les décisions de l’Etat français dans un sens de sécularisation des sociétés humaines. Dans les deux lettres envoyées en 1860 par les deux loges, nous ressentons une certaine récupération du geste de l’émir pour qu’il apparaisse comme émanant d’un prétendu idéal maçonnique. Ainsi Abdelkader est qualifié de pourfendeur « des préjugés de caste et de religion » des « fureurs de la barbarie et du fanatisme » et de héraut « de la liberté de conscience » et du « sentiment de fraternité humaine » (voir Bruno Etienne : Abdelkader pp. 323, 324, 325 éd. Hachette). Si la lettre de la loge Henri IV est plus consensuelle, celle de La Sincère Amitié fait référence à un symbolisme maçonnique, tel le terme de Grand Architecte de l’Univers ou l’utilisation du premier élément de la trinité chrétienne (le Père). A la suite de ces deux lettres, l’émir a demandé des éclaircissements au sujet de la Maçonnerie. Or, dans l’exposé doctrinal qui lui a été envoyé par le GODF, celui-ci le fait précédé d’une allusion « à l’initiation qui vous sera conférée » comme si le fait de demander des éclaircissements impliquait la volonté d’adhérer à la Maçonnerie.

Au terme de cet exposé du GODF, où l’on ressent une volonté de faire croire que l’émir est déjà acquis à la cause maçonnique, le destinataire est invité à répondre à cinq questions. Les réponses à ces questions apparaissent comme un condensé de son enseignement tel que nous le trouvons dans le Livre des Haltes. A travers ces réponses, les thèmes classiques du soufisme sont abordés comme l’indigence ontologique (’ubudiyya), l’unicité de l’Etre (wahdat al-wujud), la conformité à la Loi divine (shariah)... etc. Mais voyons la réponse de l’émir à la dernière question.

Question : Comment comprenez-vous la réalisation de la tolérance et de la fraternité ?

Réponse : ... Quant à la tolérance, pour la pratiquer il ne faut pas combattre le partisan d’une religion et le forcer à l’abandonner par le sabre, par la force. Toutes les lois divines sont d’accord sur ce point, que ce soit la loi musulmane ou les autres ». Cette dernière phrase fut traduite par le maçon Gustave Dugat ainsi : « toutes les lois divines sont d’accord sur ce point à l’exception de la loi islamique ou les autres ». Il est très difficile de croire que cette anomalie serait due à une erreur puisque ce traducteur hors pair s’est déjà illustré par ses traductions sibyllines et malveillantes (voir René Khawam, Lettre aux Français, 1977). La tolérance pour l’émir n’est pas une indifférence aux dogmes comme le laisse penser la Maçonnerie qui « s’interdit dans ses réunions toute discussion sur la foi religieuse » et professe le libre examen, c’est-à-dire la volonté de réduire le réel à la pensée discursive. Le libre examen permet à l’individu de déclarer caduc tout ce qui dans la religion échappe à la raison discursive comme le dogme, la loi, les anges, le paradis ou l’enfer..., etc. En définitive, l’idée même de Dieu est vidée de toute consistance et n’est qu’une vue de l’esprit. La vérité n’est plus qu’une illusion puisque n’importe qui peut dire n’importe quoi sans l’arbitrage d’un principe supérieur régulateur.

A la suite des échanges épistolaires entre l’émir et la loge Henri IV, celle-ci voulant forcer la nature des choses, déclare en l’absence de l’intéressé la cérémonie d’initiation d’Abdelkader à la Maçonnerie, et l’orateur Dubroc de la loge de déclarer le 1er septembre 1864 : « ce que nous avons en vue, dans l’initiation que nous consacrons aujourd’hui après avoir poursuivi si longtemps l’accomplissement, c’est la Maçonnerie implantée en Orient dans le berceau de l’ignorance et du fanatisme ; c’est le drapeau de la tolérance remis entre des mains vénérées, confié à un bras qui a fait ses preuves est arboré par lui... sur les plus hautes mosquées face à l’étendard du Prophète. L’émir Franc-Maçon, c’est pour nous le coin entré dans le roc de la barbarie ». Ces propos qui fusent d’éloquence raciste, montrent clairement que l’intolérance et le fanatisme, voire le racisme sont l’apanage de ceux qui les dénoncent verbalement et les pratiquent dans les faits.

Il faut dire que la perspective doctrinale de l’émir issue de la spiritualité islamique s’oppose radicalement à la vision profane et laïque de la Maçonnerie que l’émir rangeait dans la catégorie des naturalistes (tabi’iyyun) et existentialistes (dahriyun), bien connue des théologiens musulmans. Le but de l’émir depuis le début était de les ramener sur la voie de Dieu ; mais quand il a perdu espoir de les sauver d’eux-mêmes, il a cessé tout contact. Il a signifié sa rupture définitive au GODF en 1865 après avoir étudier de plus près les fondements intellectuels de la Maçonnerie, beaucoup plus propices à la déviation qu’au ressourcement.

Cette mise au point publique de l’émir vis-à-vis de la Maçonnerie est concomitante à sa propre quête et initiation à la confrérie Darqâwiyya à la Mecque en 1863 par son maître marocain le Sheikh Mohamed Ibn Mas’oud al-Fassi. Il a passé un an et demi auprès de ce sheikh entre les deux villes saintes la Mecque et Médine. Sa première initiation au Nom Suprême s’est déroulé dans une grotte très célèbre (Hira’) à quelques kilomètres de la Mecque, puisque le Prophète y adorait Allah avant de recevoir sa première révélation.

A sa sortie de cette retraite spirituelle, Abdelkader était transformé par cette nouvelle épreuve de l’éternité, malgré son passé glorieux dans les affaires du siècle. Il composa un poème de 111 vers à l’honneur de son sheikh Al-Fassi, qui lui a ouvert également la voie majestueuse d’Ibn Arabi.

Enfin, venons-en au livre des Haltes de l’émir. Il faut rappeler d’abord que ce genre de littérature était connu depuis le soufi Mohamed Niffari (m. vers 350 h.). Mais c’est Ibn Arabi qui, le premier, donna une définition presque achevée à cette notion. Pour lui, il y a entre toute station spirituelle, une halte (mawqif). L’initié qui s’arrête là, reçoit d’Allah les règles de bienséance (adab) appropriées, à la station qu’il souhaite atteindre, et acquière les sciences qui en découlent. Cette voie est plus pénible, mais elle est la plus parfaite. Notre étonnement n’a plus lieu pour expliquer cette relation privilégiée entre Ibn Arabi et Abdelkader. Le nombre de fois où il est mentionné ne se compte pas ; sans oublier les fois où Abdelkader emprunte sa pensée sans le nommer. Mais, l’émir travaille sous l’autorité du sheikh, et il le dit haut et fort : « il est notre trésor d’où nous puisons ce que nous écrivons, le tirant soit de sa ruhâniyyah (spiritualité), soit de ce qu’il a lui-même écrit dans ses ouvrages » (p. 1337)

Il faut signaler que l’émir est le premier éditeur de la somme spirituelle Les illuminations de La Mecque, ouvrage monumental d’Ibn Arabi. La place du sheikh est très importante dans le livre des Haltes, et beaucoup de chapitres sont des commentaires de l’œuvre akbarienne. Pour Jacques Berque (’Intérieur du Maghreb, 1978, p. 512-513)’’ la splendeur littéraire’’ du Livre des Haltes « risque de renverser bien des hiérarchies reçues et que la vraie nahda (renaissance) n’est sans doute pas là où on la cherche. »

Un dernier mot pour dire que l’émir a joué un grand rôle dans la renaissance arabe. Nombre de réformateurs (tels le sheikh Mohamed Abdou, Jamal ad-din al-Afghani...) sont issus de l’école d’Abdelkader.

Son influence dépasse le cadre même du monde arabe. En effet, le renouveau spirituel initié par René Guénon en Occident est issu de l’action bienfaitrice de l’émir. Un des ses disciples est le sheikh Abderrahman Illaych, grand mufti malékite en Egypte. Or, Le sheikh Abderrahmane a eu comme disciples beaucoup d’occidentaux et notamment l’écrivain et peintre suédois Abdel Hadi John Ivan Aguéli (m. 1917) et le grand métaphysicien français Abdel Wahid Yahya, René Guénon (m. 1951), le plus grand relais de l’héritage akbarien et du soufisme en Occident au 20e. siècle.


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