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Il était une fois une princesse kabyle(4)

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Il était une fois une princesse kabyle(4) Empty Il était une fois une princesse kabyle(4)

Message  laic-aokas Mar 21 Juin - 17:13

Il était une fois une princesse kabyle(4)


Dans la masure des caroubiers, à l’endroit où habite Azzedine, celui qui pour avoir refusé de chanter aux épousailles d’un riche avare était devenu le chanteur des pauvres, la musique qui nous était naguère tantôt douce et mélancolique, tantôt joyeuse et fêtarde, n’était plus que maussades mélodies puisées dans une jarre de larmes. Azzedine, l’artiste, le confident conséquemment de tous, tant il savait épouser le sanglot de chacun et dénouer les nœuds qui serrent les cœurs, ne gratouillait plus dans sa mandoline, mais y sanglotait, y versait d’affligeantes larmes plutôt. Des airs mélancoliques qui finissaient de bâter nos âmes pour y inhumer notre ultime joie de vivre.

La nuit, quand le ciel était étoilé, lézardé de ces poussières d’étoiles propres aux contrées qui ne chavirent pas dans la lumière factice des lampadaires, ovationné par un verbe qui sculpte le mot dans les amphores célestes du silence, la mandoline d’Azzedine épand de ces profondes compassions qui dépoussièrent les âmes de leurs dernières rancœurs.

Déjà, savait-on au village, Azzedine était le naufragé d’un chagrin d’amour qui a failli l’emporter et emporter avec lui toute sa raison. Aussi, quand pleurait-il des fils de sa mandoline à encenser tous ceux et celles tombés dans les champs d’honneur d’un amour irréalisé, nous ne pouvions qu’égarer une tendre pensée à l’endroit d’Imane qui, surtout depuis l’encagement de l’amazone indomptable, devenait dans nos têtes la fleur qui fanait désormais sans qu’un œil ou cœur ne daignât la cultiver pour en extraire la quintessence.

Jusque-là, bien qu’il se joignît à l’orchestre des caroubiers, il était un habile flûtiste, Naïm, aussi honnête était-il et bien qu’il fût majeur, ne nous était encore qu’un quelconque jeunot qui tourne les talons à la première invective. Nous pensions, sans y penser trop cela étant, qu’il aurait pu faire quelque chose, n’était-ce que manifester quelque bonne intention. Une quelque démarche convenable qui mettrait la famille rivale sur la défensive.

Quand je me mets à réfléchir à cette période aujourd’hui, je me dis que c’était étonnant comment s’était muée, dans le regard de la plupart des jeunes hommes, Imane de la tentatrice, un tantinet libertine, du moins le donnait-elle à voir de son insolente beauté, à la soumise, prisonnière et docile femme pour qui on s’apitoyait désormais à l’envi : « La pauvre ! La fontaine en est triste. Faut qu’on parle aux vieux Ouali, il n’a pas le droit. Ce n’est tout de même pas un animal. Non, faut qu’on lui parle !»

Le vieux Ouali, un être du reste vénérable que les villageois ne connaissaient pas beaucoup personnellement et ce, même s’il ne manquait jamais d’être présent dans toute manifestation d’utilité publique d’ordre à davantage serrer les rangs de la tribu, comme désherber et nettoyer le cimetière, aménager le lieu de la place publique, Thajmaath, rénover la fontaine, etc, ne savait plus où donner de la tête. Il encaissait, subissait, se taisait conséquemment à tout jamais. Puisque, de toute manière, sa parole n’avait plus son pesant.

Arborant un œil caverneux un tant soi peu apeuré, sans doute eu égard à sa timidité ou à sa condition, car, malheureusement, le monde est sens dessus dessous, comme dit le cheikh Amalu, les fripouilles haussent le ton, se gargarisent en seigneurs pendant que les pauvres et honnêtes gens ont honte désormais d’apparaitre à la place publique. Habillé de ce même pantalon traditionnel ample et évasé, accoudé à sa béquille, émacié et maigre comme une gaule de frêne, le vieux Moh-Ouali paraissait depuis l’histoire être voûté plus qu’à l’accoutumée. Déjà, flanqué d’une smala faite que de filles, six en tout, dont seulement deux mariées et dont Imane est la cadette, il s’échinait toujours rien qu’à pourvoir aux besoins essentiels de la nichée. Si, maintenant, il avait en plus la charge de puiser de l’eau à la fontaine en sus, bien entendu, des remontrances aussi bien des villageois pour avoir emprisonné sa fille que des cousins pour avoir ainsi offert en pâture l’honneur ancestrale, de manière on ne pouvait plus avilissante, et sans qu’il criât gare, dans un plateau en or à la famille ennemie, c’est qu’il ne pourrait plus instruire n’était-ce qu’une piètre défense pour se justifier auprès des uns et des autres. Il incarnait à son insu, le tyran pour les autres, le déshonneur pour les siens. Surtout pour ces derniers, ceux qui constituaient sa famille. Selon eux, son inaction justifiait qu’ils ne bougeassent plus le doigt ou qu’ils daignassent l’assister n’était-ce qu’en aides substantielles pour qu’il pût faire manger la smala. Ça les arrangeait du reste, on était avare avec en sus la conscience qu’on était généreux. Il était pour ainsi dire réciproquement renié. Nous le voyions d’ailleurs désormais qui traversait la route du Roumi d’un pas véloce éludant d’accidenter quelque regard.

Comme le déshonneur oblige souvent à prendre position qui contente toujours l’un au détriment de l’autre, Moh-Ouali perdait la face dans une certaine mesure dans les deux cas de figure, deux choix tous aussi absurdes, qui s’offraient à lui. Les Ait-Ouali d’un côté qui le sommaient de laver l’affront causé par un des Ait-Oumedane, une quelque démonstration musculaire les aurait sans doute contentés et aurait préservé tout au moins un tantinet l’honneur, et de l’autre côté les villageois qui étaient outrés qu’il traitât sa fille comme un animal de somme. Bref, hormis les plus vieux, les traditionnalistes du village dirions-nous, qui trouvaient qu’Imane avait attenté à tout l’honneur du village et qu’elle méritait amplement sa nouvelle condition, le vieux Moh-Ouali recevait l’anathème en plein face comme des jets de crachats menus qui lapident l’adultérin de sorte qu’il soit essoré du péché impardonnable.

L’imam de Thagniuine, Le cheikh Oummerri, un des notre, un jeune homme dont on respectait la neutralité et le dévouement pour le village, avait pris la peine d’évoquer le sujet de la discorde dans sa mosquée avant de se résigner que valait mieux parler aux concernés. C’était ainsi qu’il intercepta un jour au marché le vieux Moh-Ouali :

- Bannis Satan, Laaân Vliss ! lui dit-il d’un ton suppliant après qu’il avait fait part de son souhait.

- Je ne l’ai pas seulement banni, répondit le père d’Imane, je l’ai emprisonné, mis hors d’état de nuire!

- Les gens parlent. Le prohète a dit que la religion est la relation, Al-Ddine Al Mouamala !

- Je crois que tu dois bientôt appeler à la prière du crépuscule, coupa net le vieux.

L’imam a compris le couvercle étanche qui empêchait la lumière de prendre dans le cœur des hommes chagrinés. Le vieux s’était déjà engouffré dans cette forêt d’hommes qu’est un souk.

Fillettes aux sceaux de Hocine Ziani, peintre plasticien.

Du côté des Ait-Oumedane, cependant, Lhoucine Oumedane, le père de Naïm, avait jugé tout bonnement que le malfrat dont il s’estimait d’emblée être flanqué et non gratifié, bien qu’il soit son seul garçon, n’avait plus raison d’exister n’était-ce qu’en nom et prénom dans un livret de famille. Il déclara publiquement qu’il n’avait plus de fils. Et ce qui fut dit fut. Personne n’osa plus s’enquérir des nouvelles du rejeton à l’exception de l’imam qui essaya d’apaiser comme à son habitude:

- Puisse dieu les faire rencontrer dans sa cage dorée, El Quafas El Dhahabi !

- J’ai du respect pour toi, ne cligna aucunement Lhoucine Oumedane, mais de grâce honorable cheikh quand tu veux parler de cette famille préviens-moi d’avance pour que je puisse éviter à mes oreilles d’entendre l’infâme.

- Le mariage est de dieu honorable Oumedane.

- Es-tu Kabyle notre cheikh ? Ton père, le vieux Oulvachir, que dieu ait son âme, ne t’a-t-il pas donc appris que l’honneur arrive avant !

- Avant quoi !

- Avant dieu !

- Que dieu te pardonne ! Que dieu te pardonne ! marmottait le cheikh en s’enfuyant.

Naïm élit domicile dans la masure d’Azzedine, le chanteur des pauvres. Le cheikh Omalu disait sur la rencontre explosive de Naïm et de l’artiste que c’était la conjugaison de deux cœurs naufragés, c’était pour cela que la musique n’avait jamais autant atteint les villageois et que la bicoque des caroubiers avait concomitamment élu un arpent sacré dans la mémoire collective du village de Thaassasth.

À l’épicentre des caroubiers, là ou j’avais surpris Imane, la forêt que n’éventrait qu’un serpent de sentier, un endroit dégarni, soupçonneusement pierreux, deux grands eucalyptus en guise de deux grosses ombrelles aux pieds desquelles sont disposés des pierres qu’utilisent comme des places où s’assoir les jeunes du village, un feu qui crépitait souvent et d’où partaient des panoplies de senteurs capiteuses, attenante, la rivière de Bourkhen qui répercute magistralement ces symphonies qui accouchent de cœurs épris et rêveurs, et puis la masure en roseaux couverte de plaques en zinc point derrière un buisson ; c’était, ici, le lieu de la rencontre des jeunes villageois.

Il faut le dire, l’histoire des jeunes amants, allait susciter un intérêt inédit. Il accentuait pour ainsi dire l’écart entre une vieille génération qui refusait de lâcher le moindre lest et une nouvelle génération aux mœurs plus douces qui ni se dérangeait guère à rendre sienne des modes avenues qui secouaient un monde que l’on croyait jusque-là être érigé sur des soupentes inébranlables. Du reste, cette musique que l’on pensait cajoler les cordes de Lucifer et qui jadis donnait prétexte sans coup férir à une condamnation publique allant jusqu’à l’exil, s’était hissée inconsciemment à une sorte de légalité tacite. Les vieux ne s’en offusquaient guère outre mesure. Pourvu, devaient-ils penser, que l’on apaisât un tantinet ce sentiment qui s’était installé comme rempart entre les nouvelles générations et les anciennes.

Cet été là, chaque soir, des jeunes villageois se rassemblaient, discutaient, chantaient à l’endroit de la masure. Ils en venaient même des villages voisins. Ce qui n’était pas sans qu’il suscitât pareillement l’intérêt des villageoises…

La nuit, à la belle étoile, quand les sons ont pour mission d’être des missives, des lettres qui répandent leur lot de frissons dans les cœurs, jusqu’à une heure tardive de la nuit, les jeunes femmes du village, et même les plus âgées d’entre elles, accoudées aux fenêtres ou tout simplement assises à l’endroit idoine pour que la nuit aiguisât davantage la chanson et l’essorât de toute intrusion sonore, laissaient la mandoline d’Azzedine, la flûte de Naïm et la derbouka d’Aâmichi les transporter vers des îles où il était permis de rêver, laissaient à la musique le loisir de jeter dans le désert de leurs cœurs des rigoles revigorantes de bonheur et d’espérance.

Azzedine avait plus tard composé deux albums de musiques qui ont eu un relatif succès. Mais de toutes ces chansons celle que nous élevons au chef d’œuvre est incontestablement et ce, jusqu’à nos jours est la fièvre de la fontaine.

Nous avons tous dans la mémoire le préambule, l’Istikbar en termes mélomanes, précédant le poème. Azzedine n’en caresse pas les fils de sa mandoline, mais cueille tendrement les fruits odorants et onctueux de son cœur. À croire qu’il en traquait le sentiment qui deviendra sanglot langoureux, affligeant, bouleversant dans le doigt, dans la main qui gratte le fil. Une mélodie qui fait stationner des yeux humidifiés jusque dans le cœur aride, empierré, bétonné. Mélodie qui quintuple le silence, tarabuste les mauvaises pensées, piste les réminiscences de la mémoire. Puis, arrivait en avalanche, enrobé dans une voix d’éther, une voix roque, chevrotante, le poème :

Passée ma fièvre j’allai à la fontaine

Mais mon amoureux m’y a surprise

Beau mon prince dans sa vingtaine

Il m’a souri et la fièvre m’a reprise

Mon prince charmant arrive

Arrive pour éteindre ma nuit

Le silence repeuple enfin la tribu

Le silence qui féconde la musique

Je m’évade, pars plonger dans son œil

Son œil où luit le feu bleui l’horizon

Le paysage où puise le verbe son recueil

Verse cœur ta liqueur Ô doux échanson !

C’était le refrain, le refrain duquel nous dominions le monde, à travers lequel nos jeunes gens semblaient être dans l’apesanteur. Les murailles pouvaient-elles empêcher le rêve de passer outre? L’histoire racontait notre Imane, une femme belle comme il arrive rarement aux divinités d’en exceller une à ce point. D’autant plus qu’elle nous était désormais interdite à nos yeux. C’est dire que nous la divinisions le temps passant !

Souvent, depuis l’interdiction, lorsque comme à son habitude, elle s’assoyait dans la cour où s’enchevêtraient les vignes et où pendouillaient des grappes dorées de raisins succulents, intérieurement, au fond d’un quelque coin que l’on réserve à ses pensées inavouables, Imane s’imaginait qui défiait l’ordre établi ; elle s’enfuyait de la maison avec Naïm, ils prenaient déjà vers le pays clément, là où l’on peut aimer, où on a le droit d’aimer. Là-bas, pensait-elle la musique la transportant dans son matelot, les femmes se marient avec les hommes qu’elles choisissent. Là-bas, elle et Naïm se marieront et auront, qui sait, des enfants. Et quand les enfants grandiront, ils reviendront au village, ils seront peut-être accueillis avec des youyous, des tambours…

Mais, tout au fond d’elle, bien qu’aucune sentinelle ne pût surprendre ses pensées intimes, elle savait que ce n’étaient que folles chimères provoquées par le sanglotement de la mandoline. La vérité était là : nonobstant la nuit que l’on dit, aussi ténébreuse est-elle, annonçant inexorablement le jour, elle n’avait aucunement emprise sur son destin.

Imane, racontaient les femmes qui la voyaient encore, avait égaré de cette chandelle qui valsait dans l’eau de ses yeux, n’avait plus son sourire malicieusement luné ; son obstination d’amazone indocile ployait, cassait sous la charge de la rudesse des mœurs ; l’impétueuse et fringante jeunesse de naguère caracolait et menaçait de s’éteindre à tout jamais, le corps ferme aux rondeurs qui siéent aux princesses n’assumait plus qu’un être blessé, sans grande aspiration, ossifié sentimentalement jusque dans les tréfonds. Bref, elle flétrissait dans le siroco du reg de sentiments qui conjuguait sa tourmente à l’aversion et rudesse des mœurs.

Alors, ce soir là, galvanisée par la visite de Aicha, Aicha de la fontaine, qui lui fit part des salutations de l’amant, n’en pouvant plus de surveiller la tombée de la nuit pour qu’elle frissonnât un peu pour sa chanson et qu’elle en espérât le vent favorable, assise à croupetons tout prés de la fenêtre, elle ne donnait plus l’oreille à ses sœurs qui jacassaient comme des pies ni ne manifestait le moindre intérêt au regard foreur que plongeait sa mère aux fins fonds de ses yeux dans l’espoir qu’elle en décodât enfin ce que pouvait ourdir une jeunesse hardie, quand soudain, elle osa d’une voix inintelligible :

- C’est lui…

- Quoi!

- C’est lui.

- C’est lui qui ! ne comprit pas encore la mère.

- Naïm !

- Naïm quoi ! Fille, dit outrée la mer et croyant halluciner, peux-tu répéter ?

- C’est lui ou je me tuerai…

- Fille ! soutint la maman son regard, as-tu perdu raison ? Sais-tu la contenance de tes mots ?

- C’est lui et qu’advienne…

- Baisse la voix ! Baisse la voix folle… Tu connais ton père, il t’égorgera de l’ongle de son pouce.

Le père d’Imane, affairé à l’ongle de l’âtre, n’aima pas le ton de la discussion.

- Qu’est ce que vous mijotez, qu’est ce que trament vos chuchotis ? crie-t-il de loin.

- Rien, rien, c’est juste que j’apprenne à tes filles une recette de confiture…

La mère et les filles n’en croyaient pas leurs oreilles. Coites, éberluées, elles demeurèrent ainsi les yeux fixant la licencieuse. Perdait-elle totalement son pied dans la raison? Toutes ont dans la mémoire la fille de Thoulmout, le village contigu, qui fut pendue à un frêne pour avoir simplement osé défier la décision de son père.

- Tu veux finir dans une corde, dit une sœur, c’est ça que tu veux ?

- Dans le frêne de la libertine, rappela une autre l’arbre tristement célèbre.

- Baissez la voix ! rappelle à l’ordre une des sœurs.

- C’est lui, osa encore Imane.

Na Thamendilt, la mère d’Imane, était inquiète. Elle piaffait intérieurement voila quelques jours. Elle voulait en parler. Elle sait la braise qui a pris dans le cœur de sa fille. La douleur y est lancinante. Le feu devait être éteint avant qu’il ne devînt l’incendie qui brûlera la tribu.

- Il ne tarderait pas à prendre, s’était oublié la mère d’Imane perdue dans un scénario catastrophique et croyant son mari endormi.

- À qui tu parles…

- Hein! Non, non, je pensais…

- Rendors-toi!

Mais la vieille ne s’était même pas encore endormie. Les paroles de sa fille cadette tisonnaient son insomnie. Du reste, elle prenait de plus en plus peur pour sa santé. Elle ne mangeait plus, ne riait plus. Comme si elle n’avait plus l’envie de vivre.

- Je n’arrive pas à dormir, Ô homme!

- Pourquoi? marmotte ensommeillé le vieux Ouali sans y prêter une attention particulière.

- Ta fille…

- Ma fille quoi!

- Non, rien, rien…

Le vieux était déjà aux aguets, prêt à écouter l’irrémissible. Il a perdu sommeil déjà.

- Femme! Je t’ordonne de tout me dire.

- Homme, hésita encore la mère, homme !

- Parle enfin!

- Homme, ne faut-il pas voir pour ta fille? Elle ne dort plus, ne mange plus rien, la nuit, elle délire comme une écervelée, homme…

- Que veux-tu que je fasse ? Je suis déjà déshonoré. Ta fille m’oblige à baisser l’échine. Me vaut mieux la mort… Je n’ai pas su les dresser…

- La mort, la mort, c’est tout ce que tu portes dans la bouche…

- Me vaut mieux la mort…

- Mais qu’a-t-elle fait de si déshonorant, ravala de peur la mère sa salive, c’est quand même ta fille. Elle ne voudra jamais se marier.

- Qu’il en soit ainsi, rétorqua impassiblement le père, si tel est le prix pour sauvegarder le dernier cheveu de mon honneur.

- Le garçon, osa encore la mère, est quelqu’un de bien ; il ne boit pas, ne fume pas, travaille, toi-même tu disais qu’il était gentil ; il te salue bien qu’il sache sa famille ennemie.

- Oui, la salutation du serpent!

Moh-Ouali détourna son regard bien que la nuit dans la chambre fût totale. Visiblement, il avait besoin d’en discuter encore parce qu’habituellement d’un signe il clôt la discussion. C’est que l’état de sa cadette l’inquiétait.

- Homme! Je te dis, j’ai peur pour notre enfant, elle est devenue effrontée, elle n’a plus froid aux yeux… sais-tu ce qu’elle m’a dit …

- Qu’est ce qu’elle t’a dit ? qu’est ce qu’elle t’a dit ? se renfrogna et s’assombrit tout le visage de Moh-Ouali.

- Elle a dit…

- Elle a dit quoi…

- Que c’est lui ou qu’elle se tuerait.

- Décidément… j’ai donné naissance à une ch…

Le monde avait déjà rougeoyé, bleui, s’était pareillement orangé, irisé de toutes les couleurs, comme quand on n’a plus emprise sur le sens, sur ce qui régule le monde qui nous environne, dans lequel on vit, agit, interagit, Moh-Ouali se sentit défaillir, l’être vacillant entre l’état cognitif et son versus, jamais il n’avait pensé arriver là, jamais de mémoire il avait pu imaginer un avorton des Ait-Oumedane, une fille de surcroit, s’adonner à pareille perdition. Une ombre malfaisante s’était déjà emparée de tout son être et menaçait de happer la dernière éclaircie d’où pouvait pénétrer un fétu d’humanité. Comment osait l’effrontée? Depuis quand une fille des Ait-Oumedane osait ainsi chigner? Décidément le monde est sens dessus-dessous; il ne tarderait pas à violemment s’échancrer et à cracher toutes ses entrailles, tant et si bien qu’il ne restera plus âme qui vive dans le lieu de la souillure, de la ruine des êtres. Le siècle quatorze, disaient les écritures.

Na Thamendilt, crut comprendre, se leva prestement allumer la lampe à mazout. Il avait deviné juste ; le visage d’Ouali était un orage qui fulminait, un volcan qui menaçait d’égueuler le cratère duquel coulera la lave qui décimera les villes et les villages, les villes fautives et les villages pécheurs. Ses yeux n’étaient plus des yeux mais des vitres fumantes qui empêchaient le cœur de s’y hasarder.

- Qu’as-tu homme ?

Silence. Le vieux Ouali rajeunissait grâce à une colère qui alla exhumer tout l’être belliqueux en lui, l’homme fier, l’être fait d’honneur et de murailles imperméables à la modernité, il avait un unique objectif : s’emparer de l’ultime objet qui rivalise d’importance avec ce qui nous est le plus cher, le fusil. Mon dieu, le vieux Ouali pouvait vivre dans la déche, se priver de tant de choses, à condition d’avoir la paire de tuyaux métalliques au bout desquels pond, modeste, un bout de métal arqué, la gâchette, qui pourtant décide des destins nonobstant la pauvreté ou la richesse, la jeunesse ou la vieillesse… Somme toute, voila ce qui fait la richesse d’un homme, voire qui fait l’homme.

- Honnis Satan ! C’est ta fille Homme de bien ! cria la vieille, honnis Satan !

L’homme ne pipa mot. À peine s’il pouvait esquisser le geste de l’épargner de son chemin. Les filles accoururent déjà, eurent d’ores et déjà vent de l’intention invraisemblable du père.

- Père ! Père ! Père ! tonnaient-elles et déchiraient-elles la nuit de leurs cris stridents.

- Aujourd’hui est sa nuit ! put le vieux dire enragé.

- Homme ! Honnis Satan !

Le père avait du mal à décrocher le donneur de la mort comme on l’appelait. Il tremblait anormalement, n’en pouvait plus d’ailleurs de sa gaucherie. Aussi arracha-t-il le fusil au même temps que le clou retenant la bandoulière. La mère d’Imane émit un cri de fin des mondes, se jeta inconsciemment sur le fusil. Elle s’y agrippa de toutes ses forces avant que l’époux, d’un geste violent, impromptu, voulant sans doute l’en détacher, n’envoyât sa tête heurter le mur pierreux dans un fracas qui fit se statufier le diable qui devant le spectacle, abasourdi, démuni, n’eut plus quelque zeste de conscience capable de lui indiquer que sa main était sur la gâchette. Trop tard, le coup était parti, un coup comme un toc sur la porte du diable qui déchira la quiétude du village. Au reste, des cris stridents, des hurlements, des quasi-louvoiements achevèrent de ravir Thassasth à sa torpeur.

- Mère ! Mère ! criaient les filles comme dans la fin des mondes.

À l’angle du mur, à l’endroit alvéolé où s’entichent des objets hétéroclites, Moh-Ouali égare un sourire d’hurluberlu. Il ne pouvait encore comprendre. Du sang ! Du sang sur le mur, sur la tête de la mère. L’être aimé baigne dans une mare de sang. Les yeux écarquillés où sans doute le souhait impossible, très tardif, quémandant un miracle, le miracle du rebroussement du temps, l’impossibilité du retour en arrière.

Dehors, le bruit d’un autre fracas. On défonçait le portail en bois. Inerte, le fusil encore qui pendouillait à des mains moites, molles, déchargées de leur ultime utilité mais accusées comme jamais. Il ne s’en rendait même pas compte. Trois hommes des Ait-Ouali étaient déjà là.

- Poussez-vous ! Poussez-vous ! criait l’un d’eux pendant qu’un oncle d’Imane exhortait son frère à lui céder le fusil.

En arrivant au chevet de la malheureuse, le cousin de Moh-Ouali déposa sa main sur la blessure, tâta dans sa nuque ; il délibéra :

- Elle respire ! De l’eau, vite, de l’eau, cria-t-il.

À suivre.

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

H. Lounes.
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Message  laic-aokas Mar 21 Juin - 17:13

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