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Aït Menguellet ou la lucidité inquiète Quoi de nouveau sous le soleil ?

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Aït Menguellet ou la lucidité inquiète Quoi de nouveau sous le soleil ? Empty Aït Menguellet ou la lucidité inquiète Quoi de nouveau sous le soleil ?

Message  rebai_s Mer 17 Déc - 12:54

Interrogé au cours de ses dernières apparitions en public sur un éventuel produit artistique qu’il couverait dans ses carnets, Aït Menguellet répond simplement qu’il n’est pas encore inspiré. Une réponse simple au contenu complexe, et pour cause. Être inspiré, recevoir une ‘’révélation’’ de l’intérieur de soi, n’a visiblement rien à voir avec le jeu des anagrammes ou du scrabble.

Plus que des mots à aligner et des prépositions à installer pour les mettre en relation, Aït Menguellet nous a habitués à l’exploration de nous-mêmes pour faire l’aventure intérieure. Il dit pour nous les inquiétudes de l’être et du monde face à une réalité en perpétuelle métamorphose.


Le dernier produit d’Aït Menguellet remonte à 2005. La profondeur et la portée de Innad Umghar semblent venir couronner un parcours, une réflexion et une méthode. Dans un premier travail, nous situons au moins trois poèmes dans le champ d’investigation sur lequel nous nous sommes engagés jusqu’ici, à savoir la réflexion philosophique sur l’être et le monde. D’abord, les deux chansons qui justifient le titre même de l’album : Amghar azemni mi t id nesteqsa et Maci di tesleb ddunit, ensuite Tekkerd sbah gher ceghlik. Cette dernière traite de la fuite du temps, du déroulement d’une vie faite de labeur et de simplicité à la manière de pauvre Martin de Brassens immortalisé en kabyle par Mohia dans Amuh n’Muh wwet aqabac. C’est un thème qui a fait l’objet de profondes études menées par des philosophes comme Bergson et par des écrivains dans leurs œuvres de fiction et dont la plus importante sans doute est Le désert des Tartares écrite par Buzzati. Baudelaire, dans son poème L’Horloge, traduit parfaitement ce sentiment de la fuite du temps en nous jetant dans l’absurde d’où sont exclues hypocrisie et illusions.

Les deux poèmes qui font intervenir, dans un dialogue, le peuple qui constate l’âpreté et le flou de la vie actuelle, et le vieux sage qui répond que “cela a été toujours ainsi’’, constituent la substantifique moelle d’une pensée qui, en ces temps de médiocrité et de mépris, se veut vigoureuse, vigilante et, de surcroît, esthétiquement éthérée et haute en couleurs. Même si, comme le soutient un penseur, tout a été dit par le passé, y compris, pouvons-nous ajouter, dans la culture kabyle, le plus important pour

la société-qui, en fin de compte ne fait qu’écrire le même livre depuis toujours- est la nouvelle formulation, l’appréhension personnelle que fait le poète des problèmes de toujours, la nouvelle esthétique qui prend en charge tous ces questionnements et ces observations.


Démence du monde


Pour revenir au dialogue établi par Lounis entre la société et le vieux patriarche, il importe de dire qu’il touche à tous les aspects de la vie : cognitif, social, politique, individuel,…

" Le monde n’es-il pas pris de démence ?

L’erreur surpasse la rectitude ;

Où s’arrêtera la tragédie

Lorsque des hommes en arrivent à tuer leurs semblables ?

Le ciel même a subi un changement ;

Nous l’apprîmes de ceux qui se souviennent encore.

Vieux, nous voulons savoir

Ce qui aujourd’hui est en train de voir le jour.

Nous voyons le temps comment il est bâti ;

Démoli, nulle trace de lui.

Ce que nous estimons être bon,

On nous ordonne de l’abandonner, car ‘’altéré.’’

Les interrogations de l’ ‘’assemblée’’ continuent en citant tous les travers, incompréhensions et impasses qui se dessinent devant les horizons des hommes. La justice? Elle est chassée et remplacée par l’arbitraire. Le pauvre ? Il subit son sort dans le silence et l’indifférence des riches. L’amour? L’âge mûr l’a éloigné des horizons même si, paradoxalement, on en rêve toujours. La santé ? Elle est malmenée par les épreuves et les vicissitudes de la vie.

" A chaque fois que nous nous lavons,

Nous reprenons nos saletés.

Comment voulez-vous qu’il vous écoute,

Celui qui a subi un lavage de cerveau ?

(…) Vieux, nous voulons savoir

Ce qui aujourd’hui est en train de voir le jour. "


Dans l’erreur, ils continuent leur chemin


Les réponses du patriarche sont trempées dans la sagesse ancestrale, qui ne se fait pas trop d’illusions sur le monde, le sort de l’humanité, les destins individuel et collectif. La même course du soleil, la même terre supportant les hommes, les mêmes problèmes qui se posent à l’humanité depuis qu’elle existe. ‘’Vanité des vanités, tout est vanité !’’ dit l’Ecclésiaste, en ajoutant que ‘’il n’y a rien de nouveau sous le soleil’’, citation que Lounis reprend dans une interview. Les problèmes se déplacent, se transforment, prennent d’autres aspects ; mais, ils ne disparaissent jamais. C’est, sans doute la raison pour laquelle on a imaginé le péché originel. A la recherche éperdue de bonheur, l’homme mourra sans en avoir connu la teneur. C’est le désir de l’absolu. Ce bonheur existe-il seulement ? Tchekhov nous apprend que le bonheur n’existe pas, seul existe le désir d’y parvenir. A moins que cela soit, comme le suggère le philosophe Alain, de petits instants fugaces que peu d’hommes savent happer dans la foulées des épreuves et de la démence du monde. Dans sa réponse, le patriarche avance :

"Ce qui advient, même si c’est d’une autre façon,

C’est déjà produit jadis.

Rien de nouveau n’a eu lieu.

Le toit du ciel recouvre la terre ;

Il la regarde depuis qu’elle est là.

Il observe les jours qui font les siècles.

Il sait ce qui est déjà arrivé et ce qui arrive.

Il a vu des hommes tuer leurs semblables,

Et ceux qui, dans l’erreur, continuent leur chemin.

(…) La justice est une parole en l’air ;

Un membre forcé de la famille.

L’arbitraire a toujours mené le monde.

Lorsqu’il a pris place parmi vous,

Il est bien sustenté par la peur ".

Dans un éternel recommencement, l’humanité retombe dans les mêmes travers, n’arrive pas à faire émerger ni encore moins à faire régner la justice, le bonheur et le bon sens.

" Ceux qui aspirent à la paix,

N’en trouvent nulle trace.

Ceux qui en jouissent,

N’en connaissent pas la valeur. "

Retrouvant ses excellentes tournures qui expriment la dialectique de la nature, Aït Menguellet nous replonge dans une sorte d’aporie grecque où l’effet et la cause se mêlent pour créer une situation d’absurdité indépassable :

" Avec de l’eau propre, tu t’en vas te laver.

L’eau sera salie, et tes mains seront nettoyées.

Vous salissez ceux qui vous souhaitent propreté.

Vous lâchez la bride de ceux qui sont tordus. "

Nous retrouvons évidemment dans les anciennes chansons de Lounis ces exemples de métaphores où les contraires se nourrissent les uns les autres en donnant lieu à des situations d’apparence absurde.

" Sans doute que c’est le couteau qui nous a égorgés

Qui pourra nous faire relever " (1989)

" Celui qui a bien vu a fini par dire :

Pourquoi le soleil a dévoré l’eau,

Et l’eau a voilé le soleil "

in album Awal 1994.

En abordant des thèmes aussi profonds, et qui réellement constituent une continuité de la réflexion de l’auteur depuis une trentaine d’années, Lounis Aït Menguellet projette incontestablement la poésie kabyle dans l’arène de l’universalité la plus raffinée. C’est, assurément, en partant de l’héritage culturel kabyle- que Mouloud Mammeri place dans le panthéon de la pensée humaine- que Lounis a su donner une autre dimension à cette littérature qui rejoint aujourd’hui, dans ce qu’elle a de plus profond et de plus fondamental, la grande littérature mondiale. Le théâtre de Samuel Becket, ‘’Le Mythe de Sisyphe’’ de Camus, La Conversation de Claude Mauriac et les romans de Kafka ne sont pas les seules œuvres de l’expression du sentiment de l’absurde. Il faut ajouter à ce panel une forme rare de la formulation de cette catégorie philosophique : la poésie d’Aït Menguellet. Car, en poésie, seul Baudelaire a pu dire de la façon la plus pertinente les sentiments de la déchéance de l’homme, du sens équivoque des choses et du non-sens de la vie. " C’et le privilège splendide des poètes que de savoir parer de rythmes la prose des jours et exalter l’action des prestiges de la parole ", disait Mouloud Mammeri.

Amar Naït Messaoud

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