Kabylie : les derniers paysans des montagnes
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Kabylie : les derniers paysans des montagnes
Médiatiser aujourd’hui la vie paysanne traditionnelle, c’est participer au sauvetage de la diversité culturelle contre l’uniformisation et la standardisation du monde. C’est sauver des poches d’autonomie sociale et culturelle, sauver des espèces de graines, des variétés de plantes, des espèces d’animaux menacées d’extinction. Réhabiliter les paysans au moment où ils sont chassés de leurs collines, leurs richesses pillées, leurs savoirs déclassés, leur mémoire réduite à néant, leur image dévalorisée aux yeux de leur progéniture, ce n’est pas de la militance ordinaire : c’est affirmer haut et fort que les paysans sont l’avenir du monde.
Idir Aït Mohand au milieu d'autres paysans de Kabylie. Photo d'Aït Mohand. Le texte qui suit est le résumé d’une conférence que j’ai donnée le 21 octobre 2012 dans la ville française de Blois, invité par le Centre européen de promotion de l’histoire (CEPH) qui organise chaque année "Les rendez-vous de l’Histoire", espace de création et d’échange culturels lancé en 1998 par l’ancien ministre français Jack Lang . L’édition de 2012 était consacrée aux paysans .
Introduction
Nous sommes réunis ici par un "Rendez-vous de l’histoire", J’allais dire, le hasard de l’histoire. Je viens d’Algérie, précisément de Kabylie. J’y suis né avant la guerre de libération déclenchée le 1er novembre 1954, sur la haute montagne du Djurdjura dans une famille de paysans pauvres. Les péripéties de l’histoire, l’école obligatoire durant la guerre d’Algérie dans un village de regroupement et la généralisation de l’enseignement gratuit par l’Etat algérien après l’indépendance, ont fait que j’ai pu aller à l’école et étudier dans cette belle langue qu’est la langue française pour atteindre miraculeusement l’université.
L’enfance et l’école coloniale
Pour les Algériens de ma génération le rapport à la langue française était de l’ordre du défi. C’est "notre butin de guerre" disait le grand écrivain Kateb Yacine. A ma première rentrée scolaire en octobre 1959, je ne connaissais pas un traitre mot de français ! Les enseignants étaient des soldats, La langue scolaire était donc celle des militaires! Ceux là même qui pourchassaient nos parents dans le djebel/ Tazmalt était un village européen prospère noyée dans une immense oliveraie : La belle école, la grande rue bitumée, la jolie poste, les imposantes maisons aux portes blindées et aux toitures rouges étaient aux français, le train qu’on entendait au loin siffler et qu’on ne pouvait prendre était aux français. Nous les algériens, nous étions parqués dans le village de regroupement, une favela entourée de fils barbelés à l’extrémité du village. On l’appelait complaisamment "Le Faubourg nord" en opposition au « Faubourg sud » où étaient regroupées d’autres familles kabyles ramassées dans la zone interdite de l’ouest du village. Le « faubourg nord » recevait les familles venant de la zone interdite de l’est ! J’avais six ans en 1959. Chaque matin une colonne de soldats, des blancs et des noirs (Des sénégalais), passait dans les étroites ruelles de terre du bidonville ramasser les enfants et les mener à l’école étudier dans la langue de l’ennemi ; le kabyle notre langue maternelle n’avait pas droit de cité.
Enfant, je n’ai pas pu faire la guerre mais la guerre m’a fait. Elle m’a construit hâtivement comme une petite baraque d’un bidonville dans l’obscurité, la peur, la précarité et le secret espoir d’une quiétude future. Adulte, je suis toujours à la recherche d’un refuge, celui que je n’ai pas eu dans mon enfance trouble. La montagne est mon repaire, mon repère, mon nid ! Le mode de vie des montagnards de Kabylie est mon modèle, mon idéal.
Après de longues études ponctuées par un diplôme de la Sorbonne, au moment où toute ma famille attendait de me voir dans le costume politique d’un ministre, d’un préfet ou d’un futur mandarin universitaire, je suis retourné à la campagne cultiver les oliviers des ancêtres. J’avais déçu tout le monde. «Il a tellement étudié qu’il est devenu fou» disait-on dans mon dos.
Ma vie avec les paysans
Après trente ans de vie avec les paysans, je suis fier de mon parcours. C’est notamment grâce à la singularité de cet itinéraire surprenant que je suis ici parmi vous, invité par les organisateurs du centre européen de promotion de l’Histoire. J’ai rejoint les paysans du Djurdjura au milieu de l’année 1980. J’ai repris la ferme familiale dans la haute vallée de la Soummam (wilaya de Bejaia) où la principale activité est l’oléiculture. Il ne s’agit pas d’une monoculture industrialisée mécanisée, mais d’une matrice économique, une activité pivot autour de laquelle se greffent et se structurent des travaux complémentaires tels que le maraîchage, l’élevage, l’apiculture, l’arboriculture fruitière et bien évidemment l’artisanat dans toute sa variété- une dizaine de métiers que le marché mondial dévalorise et chasse de l’économie et de la mémoire.
J’y ai construit ma maison de mes propres mains, creusé mon puits, pavé mon chemin, et partagé le pain et le sel avec ces hommes et ces femmes armés de détermination et d’une agréable culture mais souvent gagnés par le doute et l’envie de partir.
Je parlerai donc des paysans de Kabylie, de leur vécu d’aujourd’hui, j’exposerai leurs singularités ce qui les distingue des autres paysans du monde et le fait qu’ils sont paysans kabyles – Je n’aime pas beaucoup le mot identité-ça renvoie souvent de nos jours au contrôle policier- c’est cependant le concept qui rend compte des richesses historiques, des différences et des variétés culturelles des populations du monde. Je parlerai donc de ce qui constitue l’identité des paysans de Kabylie. Ils partagent l’essentiel des valeurs humaines avec les paysans des Alpes, des Andes, de Californie ou de Mandchourie, notamment l’amour de la terre ; le respect de la nature, la protection de la flore et de la faune, la vénération du ciel .Ils y mettent leurs empruntes, des formes propres à eux, des attitudes, des comportements. Ils ont pour eux seuls, des survivances culturelles, un héritage qu’ils gardent jalousement pour le transmettre entre des mains aussi innocentes que celles de leur enfance, après les avoir sauvé de l’oubli.
Ils sont souvent gagnés par le doute, la lassitude, le désenchantement, quand ils sentent que leurs vieux savoir-faire, leurs pratiques empiriques, leurs rituels semblent quelque-peu folkloriques face à l’efficacité des machines modernes, la rationalité des nouveaux procédés agronomiques, la rapidité du marché la domination uniformes des marchandises sans âme. C’est un peu le pot de terre contre le pot de fer ! Mais étrangement la peau de leur pot de terre est faite d’une matière très résistante qui s’appelle la conviction. Nous parlerons ensemble des survivances culturelles des paysans de Kabylie. Evoquer et débattre avec vous de ce qu’ils ont pu sauver de l’oubli, ce qui leur reste après qu’ils aient tout oublié.
Etre paysan aujourd’hui en Algérie
Dans ma commune, la propriété agricole est dominée par une forme d’exploitation mixte où le paysan jumèle l’oléiculture avec l’élevage et la petite céréaliculture parfois même des cultures maraichères en irrigué. La superficie des propriétés ne dépasse guère deux hectares. L’échantillon du paysan moyen de la plaine est propriétaire d’un hectare de terre une vingtaine de têtes d’ovins et de caprins, ne vache ou deux. Certains ont un tracteur qu’ils utilisent en location pour le transport et le labour.
Le paysan de montagne est propriétaire de plusieurs petites parcelles de terre. Il mesure sa propriété en journées de labour. Un hectare de terre est labouré à l’araire traditionnel en une durée allant de 5 à 10 jours. Elle dépend de l’habileté du paysan de la puissance de la paire de bœufs, et de la nature du terre selon qu’il est boisé ou nu.
Le concept de paysan recouvre aujourd’hui une réalité mouvante. La ruralité est phagocytée par les avatars de comportement sociaux citadins alors que les valeurs rurales se sont imposées dans l’espace citadin au point où l’on peut parler de citadins campagnards et de montagnards citadins. Il n’y a plus de paysans pur tel que le définissait la vision sociologique classique. Le paysans actuel ne vit pas uniquement de l’activité agricole, il est contraint d exercer des activités annexes, transporteur, vendeur sur les marchés hebdomadaires, colporteur, ouvrier journalier… Le concept de famille paysanne peut mieux rendre compte de la réalité rurale, en plaine ou en montagne. Le tissu familial rural est encore marqué par la vie en famille nombreuse, voire en indivision. Le prototype de famille paysanne est en moyenne le suivant : le père, souvent ancien émigré perçoit une pension de France, il détient l’essentiel des savoir-faire agricoles, la mère est paysanne culturellement gardienne des usages, des traditions, elle veille sur la reproduction des rituels paysans d’antan qui constituent l’identité locale. Les enfants adultes, filles et garçons encore célibataires vivent encore sous le toit familial, ils sont fonctionnaires ou dans des professions libérales, parfois chômeurs et dans des emplois précaires. Tant que le père est vivant la propriété est gardée indivise. Le mode de vie est paysan (gastronomie, habillement, rituels, fêtes …)
La famille paysanne mue doucement à l’ombre des anciennes valeurs. Elle intériorise les modèles de consommations citadins, adapte son comportement au temps administratif, installe de nouveaux rapport à l’espace public (de sa gestion elle passe à sa consommation). Elle garde tout ce qui dans l’ancienne culture lui parait utile et fonctionnel (Habillement, ameublement, répartition de l’espace intérieur et extérieur entre sexes, rapports de domination patriarcale…) Le paysan de Kabylie perd progressivement les repères culturels des ancêtres, s’aventure dans le monde de l’économie de marché tant qu’il en tire bénéfice, mais se replie vite dans son ancien monde, le mode de vie des parents et des ancêtres. Comme un oiseau de proie qui chasse toute la journée pour retrouver le soir son monde de montagne et nourrir sa nichée.
Les bourgs kabyles de montagne sont aujourd’hui des villages dortoirs où les travailleurs de la terre, plus ouvriers que paysans se replient de nuit pour expurger leurs peines se délivrer de l’exploitation et de la pression du travail dans la plaine alimentant encore l’illusion d’une autonomie citoyenne que possédaient réellement les ancêtres paysans.
De quels paysans parlons-nous ?
Il s’agit des paysans d’aujourd’hui, ceux dont je décris le quotidien dans mon ouvrage L’olivier en Kabylie entre mythes et réalité, paru en 2008 chez l’éditeur L’harmattan et dans le roman Les derniers kabyles paru chez Tira éditions en 2009
J’ai vécu une trentaine d’années avec ces paysans. Avec eux j’ai partagé les travaux collectifs, les moments rituels d’entraide, lors de la cueillette des fruits, de la construction de maisons, d’ouverture de sentiers forestiers et de pistes agricoles, lors de la conduite des troupeaux en transhumances. J’ai été de leurs fêtes, de leurs deuils, j’ai aimé et pratiqué leurs croyances païennes, appris et appliqué leur calendrier agraire. Ils m’ont aidé à construire ma maison, creuser mon puits, paver ma route, cueillir mes olives, soigner mes animaux, fagoter mon bois et rallumer mes chandelles éteintes.
Je vous parle de la période allant de 1980 à nos jours. C’est une période très significative pour la paysannerie algérienne en générale parce qu’elle constitue la fin d’un mode de vie, d’une économie vivrière faiblement monétisée où le troc avait encore un strapontin économique et social. Une société laissée à la périphérie, à la marge du progrès par le nouvel Etat central algérien issu de la guerre de libération. Cet Etat jacobin qui a repris à son compte le modèle administratif colonial, hésitant durant quelques années avant de choisir les profits politiques hérités de la colonisation au lieu de l’idéal populaire de construction d’une nation moderne sur le fond culturel commun aux algériens. Le pouvoir algérien s’était couvert du burnous populiste du nationalisme pour reproduire à une plus grande échelle les reflexes colonialistes dominateurs et historiquement humiliant pour la paysannerie !.
L’agriculture avait été sacrifiée dans son ensemble. Les paysans étaient convoqués par la ville pour en faire de maladroits ouvriers d’usine, immenses fabriques dont le rôle était plus de distribuer du revenu que de produire des richesses industrielles. Le peu de considération qui restait au paysan était sapé par la culture officielle orientée vers la « Formation de l’homme nouveau », qui pouvait être tout sauf paysan. Les campagnards et surtout les montagnards étaient dévalorisés ridiculisés, habillés du burnous du sous-développement.
A la télévision, au théâtre, au cinéma, le Fellah était l’objet d’une dérision systématique. L’image du « Sauvage » perdu en ville était incarnée à la télévision par Boubegra (L’homme à la vache). Dans les manuels scolaires le fellah était présenté comme « l’homme des cavernes », le primitif aux conduites archaïques, comme la cause sous-entendue du retard économique et social du pays. "El fellah el miskine" (Le paysan misérable) est le titre d’un texte sur le manuel de lecture arabe en IVe année primaire ! Dans la littérature, à l’image du paysan porteur des valeurs de résistance à la colonisation s’était substituée l’idée du gueux pitoyable incapable de s’adapter à la modernité, la civilisation et le progrès. L’absence du paysan comme sujet et objet dans la littérature cinquante ans après l’indépendance traduit le mépris dont il est victime dans la vision des nouveaux auteurs, après son apport décisif à la libération du pays de l’emprise culturelle coloniale. Aucun écrivain ne s’est intéressé aux hommes de la terre depuis 1962 ! Je suis le spécimen rare qui vit avec eux, partage leur quotidien et leurs valeurs, exprime leur bonheur et leurs douleurs, écrit pour eux, même s’ils ne me lisent pas forcement.
Pourquoi parler des paysans aujourd’hui ?
L’intérêt est dans le fait culturel ! Evoquer les paysans, particulièrement ces "fellahs propres" demeurés dans leur durée ancienne que le monde moderne n’a pas encore clochardisés, c’est exprimer les tentatives et les procédés de sauvegarde des savoir-faire, des pratiques socio-économiques ancestrales dans leurs rapports à l’environnement, à la nature, à la flore et la faune. Un mode de vie qui a intériorisé les apports positifs des diverses civilisations conquérantes qui s’étaient succédées sur l’Afrique du nord. Les mutations qui ont affecté ce mode de vie semblent tirer à leur fin, au point où les paysans ne trouvent plus à qui transmettre leurs savoirs, leurs qualifications, leurs habitudes et leur âme de résistants à la dénaturation, la déculturation, la ville leur ayant irrémédiablement arraché leur progéniture. Les paysans n’ont plus d’héritiers à qui transmettre leur testament.
Les présupposés de la destruction de la paysannerie algérienne traditionnelle avaient été introduits par la colonisation française après sa victoire sur la grande insurrection populaire de 1871 de Kabylie dirigée par Cheikh Aheddad et le bachagha Mokrani, avec l’installation progressive sur l’espace paysan des catégories de base du capitalisme (la propriété privée de la terre et des moyens de production, la monnaie et le crédit, la manufacture et le marché).
La résistance à la colonisation s’est déroulée sur le terrain économique même si les affrontements culturels fulgurants étaient plus visibles. Des centaines de soulèvements populaires et de jacqueries paysannes algériennes avaient émaillé l’histoire de la résistance à la colonisation française. Toutes les batailles avaient eu pour moteurs la propriété de la terre. Les colons français voulaient son appropriation, les fellahs indigènes voulaient sa préservation et sa réappropriation après les séquestres collectifs.
De 1830 à 1954, 130 ans de présence militaire française sur le sol algérien, les meilleures terres d’Algérie étaient passées aux mains des colons ! L’Etat algérien les récupère en 1962 pour en faire dans une première période le domaine autogéré, qui sera versé au fonds de la révolution agraire après 1971. Sur ces terres fertiles situées en plaine et dans les vallées ont poussé dans l’anarchie de vilaines cités de béton. L’urbanisation anarchique du pays rogne progressivement ces domaines qui constituaient autrefois le grenier à blé des multiples colonisateurs successifs du pays ! Ces vastes propriétés sont de nos jours en grande partie, entre les mains de spéculateurs. L’Etat les propose en exploitation aux grands groupes capitalistes, tout en gardant la propriété juridique. Ces terres constituent le domaine agricole étatique, dirigé par la bureaucratie du ministère de l’agriculture.
Les paysans dont je veux vous parler sont ailleurs. Je vous emmène sur un autre espace-temps, une terre avec une autre destinée, une terre avec une autre histoire. Nous sommes en montagne sur des terres qui n’ont pas connu le séquestre administratif mais que l’arsenal juridique colonial a morcelé au point où elles n’arrivent plus à nourrir et retenir leurs propriétaires. Dans la haute Soummam, là où je vis parmi les paysans, certains domaines agricoles avaient connu le séquestre après la grande insurrection paysanne de 1871, mais les algériens après trois générations, avaient réussi à les racheter aux colons. Ce fut le cas de ma famille.
Les efforts des paysans de Kabylie prenaient la forme de véritables sacrifices rituels. La famille indivise envoyait ses enfants à tour de rôle dans les usines et les chantiers de la métropole pour gagner l’argent nécessaire au rachat de la terre des ancêtres. Médiatiser aujourd’hui la vie paysanne traditionnelle c’est participer au sauvetage de la diversité culturelle contre l’uniformisation et la standardisation du monde. C’est sauver des poches d’autonomie sociale et culturelle, sauver des espèces de graines, des variétés de plantes, des espèces d’animaux menacées d’extinction. Réhabiliter les paysans au moment où ils sont chassés de leurs collines, leurs richesses pillées, leurs savoirs déclassés, leur mémoire réduite à néant, leur image dévalorisée aux yeux de leur progéniture. Ce n’est pas de la militance ordinaire de soutenir que les paysans sont l’avenir du monde.
L’avenir de notre planète passe par la réhabilitation des modes de vies paysans qui ont gardé la terre dans son état originel durant des milliers d’années – des modes de produire et de se reproduire en totale harmonie avec les logiques écologiques des éléments naturels et de tout ce qui vit sur terre comme faune et flore. Les savoir-faire et les savoir-vivre paysans, souvent jalonnés dans des calendriers agraires, obéissent à la logique de l’utilité et de l’usage selon les besoins existants et non à celle de la rentabilité et du profit qui crée et répand des besoins nouveaux.
Je n’ai pas pour objectif d’idéaliser des savoirs dépassés mais de donner la primauté à des ensembles de pratiques économiques et sociales qui respectent l’homme et la nature et qui ont constitué durant des siècles le soubassement économique aux valeurs sociales et aux expressions culturelles de la sagesse de l’homme dans ses rapports à la nature. La candeur et la naïveté qui s’en dégagent, souvent moquées par l’esprit moderniste rationaliste et calculateur, constituent à mes yeux, l’âme et la poésie de cette vie simple qui a protégé la planète durant les millénaires.
De la fragilité à la précarité
A peine ces paysans sortent-ils la tête de l’effroyable durée coloniale marquée par le martyre, la et l’incertitude de l’avenir qu’ils se retrouvent les bottes empêtrées dans la boue de la pollution, la saleté, les dégâts de la modernité qui sanctuarise le profit comme valeur motrice unique de l’humanité. Ils passent d’une situation de précarité sociale et sécuritaire où ils avaient malgré tout l’initiative historique vers un état où on leur impose une prise en charge, une assistance sociale contre l’abdication de leur rôle d’acteurs historiques maîtres de leur destinée et planificateurs de leur avenir.
De nos jours les paysans des montagnes font face à une concurrence déloyale. Ils ont pour rivaux les exploitants usufruitiers des grands domaines de l’Etat qui roulent avec des moyens insoupçonnés pour les intérêts de la bureaucratie rentière, avec des économies d’échelle qu’ils ont de la peine à imaginer. Face à cette rivalité vertigineuse, la majorité des montagnards abdiquent pour rejoindre le train de la ville. Ils nomadisent sur les routes de l’exode avec des haltes plus ou moins longues dans les bourgs et les villages qui poussent comme des champignons le long des nouvelles routes menant aux villes surpeuplées qui, elles aussi saturées, évacuent leurs nouveaux essaims de jeunes sans formation vers les grandes métropoles d’Europe et d’Amérique.
Les jeunes diplômes en poche, ou la tête vide et les bras forts, partent pour l’Europe et l’Amérique, légalement dans les réseaux de l’émigration organisée ou clandestinement au risque de leur vie dans des felouques de fortune, dans la cervelle la carte postale du monde libre avec ses richesses, ses belles villes propres, ses espaces infinis, ses rêves possibles et réalisables, ses belles-filles, ses beaux garçons. Pour les vieux, fini le travail agricole, ils font la queue devant l’écrivain public, bientôt les 65 ans et la retraite de l’émigration. Écrire à madame La France et demander de se presser de verser les euros salvateurs ! autant, durant l’époque coloniale, ils étaient dans une logique de résistance, acteurs historiques dans des situations de lutte souvent inégale sur les terrains d’affrontements culturels – Ecole, santé, religion, culture - Autant aujourd’hui, les paysans se retrouvent assistés pris en charge dans une logique de démission, d’attente et d’alimentation de l’exode.
Nous n’avons plus de paysans à vrai dire, mais des ruraux et des montagnards qui font le va et vient culturel, invariablement entre la campagne et la ville. Ils nourrissent les deux espaces en semant sur les itinéraires intermédiaires des pratiques, des gestes, des comportements culturels hybrides appris des grands médias internationaux, des télévisions de l’Orient et de l’Occident. En voulant "voler comme la perdrix nous perdons la démarche de la poule" dit un adage paysan du Djurdjura.
Le calendrier agraire de Kabylie
Voilà donc ma longue introduction tirant à sa fin. Vous savez que ma préoccupation est de réhabiliter les survivances culturelles des paysans du Djurdjura avec lesquels je vis depuis une quarantaine d’années. Ma problématique est de partager avec vous une vision, celle de la difficile transition des paysans de montagne vers une modernité qu’ils perçoivent comme la mort programmée de leur déclin, la fin de leur mode de vie, l’enterrement de leurs savoir-faire ,leurs savoir-vivre, leurs particularismes, tout ce qui a fait durant des siècles leurs différences, leur identité. J’adopte le calendrier agraire des fellahs du Djurdjura comme support de mon exposé. Cette éphéméride méconnue, survivance culturelle qui nous renseigne sur les rapports du paysan à son environnement durant une année pleine, est un condensé de savoirs qui fixe les étapes, les jalons et les pratiques agricoles géorgiques correspondantes.
Il faut savoir que le paysan de Kabylie vit ses rapports au temps dans quatre calendriers :
- Le calendrier grégorien adopté officiellement par l’Etat algérien
- Le calendrier lunaire musulman qui fixe les fêtes musulmanes et les obligations religieuses de l’Etat
- Le calendrier berbère survivance du calendrier de Jules César que le pape Grégoire XIII avait rectifié en l’an 1582.
- Le calendrier agraire de Kabylie.
C’est ce dernier calendrier qui m’intéresse comme fil conducteur de mon exposé. Il comporte les traces de l’amour, des soins que des montagnards reclus dans leur durée immobile portent à des arbres, leurs oliviers, leurs figuiers, leurs frênes, à des animaux, leurs ânes , leurs chèvres, leurs moutons, leurs bovins qu’ils mènent en transhumances sur les hauts pâturages du Djurdjura. Ces femmes et ces hommes qui ont échappé partiellement aux serres du progrès uniformiste organisent leur temps selon ce vieil almanach avec lequel ils prennent de larges libertés mais dont ils redécouvrent les vertus quand les recettes de la modernité ne donnent pas les résultats supérieurs escomptés. C’est un ensemble de rituels refuges qui se tuilent pour constituer le toit protecteur contre les averses dévastatrices du progrès.
Comment exprimer la vision des paysans aujourd’hui que le pays est urbanisé dans sa quasi-totalité, en ces temps où l’on ne sait plus si c’est la campagne, la ruralité, qui a envahit la ville ou bien les avatars des valeurs citadines qui se sont installées et phagocyté le monde rural. Ce sont des survivances culturelles, des savoir-faire en voie d’extinction, des pratiques sociales d’une société en déshérence, une oasis de culture moyenâgeuse en plein 21e siècle, je mettrai la lumière sur ce qui reste après que tout ait été oublié. Presque tout. Mon exposé suivra les étapes essentielles de ce calendrier agraire de Kabylie dont je vous distribue une copie, que j’ajoute en annexe de ma contribution. Après cette longue introduction qui a situé les acteurs concernés, mon intervention se fera en trois temps:
1- La durée des préparatifs de la récolte qui s’étend du début Octobre à la mi-décembre avec les deux grands rituels d’ouverture. L’ouverture de l’année agraire par les "labours d’Adam" et le démarrage de la cueillette des olives par Timechret, le repas collectif villageois !
2- Le temps de la récolte qui s’étire sous les caprices du ciel de la mi-décembre à la fin mars, voire début avril, quand la quantité à cueillir est importante. Elle sera entrecoupée de nombreuses haltes festives, notamment par Yennayer le jour de l’an Berbère. Elle prend fin par Imensi Ou-zemmour, le diner rituel de fin de récolte. Le démarrage des moulins est fêté comme il se doit par Azounzou, un rite de dégustation des premières huiles obtenues sans pression. Les reflexes de solidarité s’expriment dans Tiwizi, un élan collectif d’entraide en faveur de ceux qui n’arrivent pas à finir leur récolte alors que la neige menacent d’emporter les arbres et les fruits !
3- Enfin la période de l’après cueillette qui prend six mois durant lesquels de nombreux travaux sont engagés dans les oliveraies selon un calendrier précis soumis à des rituels, des interdits, des pratiques qui relèvent de vieilles traditions, certaines confortées par la science agronomique d’autres contredites par le savoir moderne mais qui continuent à persister chez certains idéalistes
Rachid Oulebsir
Idir Aït Mohand au milieu d'autres paysans de Kabylie. Photo d'Aït Mohand. Le texte qui suit est le résumé d’une conférence que j’ai donnée le 21 octobre 2012 dans la ville française de Blois, invité par le Centre européen de promotion de l’histoire (CEPH) qui organise chaque année "Les rendez-vous de l’Histoire", espace de création et d’échange culturels lancé en 1998 par l’ancien ministre français Jack Lang . L’édition de 2012 était consacrée aux paysans .
Introduction
Nous sommes réunis ici par un "Rendez-vous de l’histoire", J’allais dire, le hasard de l’histoire. Je viens d’Algérie, précisément de Kabylie. J’y suis né avant la guerre de libération déclenchée le 1er novembre 1954, sur la haute montagne du Djurdjura dans une famille de paysans pauvres. Les péripéties de l’histoire, l’école obligatoire durant la guerre d’Algérie dans un village de regroupement et la généralisation de l’enseignement gratuit par l’Etat algérien après l’indépendance, ont fait que j’ai pu aller à l’école et étudier dans cette belle langue qu’est la langue française pour atteindre miraculeusement l’université.
L’enfance et l’école coloniale
Pour les Algériens de ma génération le rapport à la langue française était de l’ordre du défi. C’est "notre butin de guerre" disait le grand écrivain Kateb Yacine. A ma première rentrée scolaire en octobre 1959, je ne connaissais pas un traitre mot de français ! Les enseignants étaient des soldats, La langue scolaire était donc celle des militaires! Ceux là même qui pourchassaient nos parents dans le djebel/ Tazmalt était un village européen prospère noyée dans une immense oliveraie : La belle école, la grande rue bitumée, la jolie poste, les imposantes maisons aux portes blindées et aux toitures rouges étaient aux français, le train qu’on entendait au loin siffler et qu’on ne pouvait prendre était aux français. Nous les algériens, nous étions parqués dans le village de regroupement, une favela entourée de fils barbelés à l’extrémité du village. On l’appelait complaisamment "Le Faubourg nord" en opposition au « Faubourg sud » où étaient regroupées d’autres familles kabyles ramassées dans la zone interdite de l’ouest du village. Le « faubourg nord » recevait les familles venant de la zone interdite de l’est ! J’avais six ans en 1959. Chaque matin une colonne de soldats, des blancs et des noirs (Des sénégalais), passait dans les étroites ruelles de terre du bidonville ramasser les enfants et les mener à l’école étudier dans la langue de l’ennemi ; le kabyle notre langue maternelle n’avait pas droit de cité.
Enfant, je n’ai pas pu faire la guerre mais la guerre m’a fait. Elle m’a construit hâtivement comme une petite baraque d’un bidonville dans l’obscurité, la peur, la précarité et le secret espoir d’une quiétude future. Adulte, je suis toujours à la recherche d’un refuge, celui que je n’ai pas eu dans mon enfance trouble. La montagne est mon repaire, mon repère, mon nid ! Le mode de vie des montagnards de Kabylie est mon modèle, mon idéal.
Après de longues études ponctuées par un diplôme de la Sorbonne, au moment où toute ma famille attendait de me voir dans le costume politique d’un ministre, d’un préfet ou d’un futur mandarin universitaire, je suis retourné à la campagne cultiver les oliviers des ancêtres. J’avais déçu tout le monde. «Il a tellement étudié qu’il est devenu fou» disait-on dans mon dos.
Ma vie avec les paysans
Après trente ans de vie avec les paysans, je suis fier de mon parcours. C’est notamment grâce à la singularité de cet itinéraire surprenant que je suis ici parmi vous, invité par les organisateurs du centre européen de promotion de l’Histoire. J’ai rejoint les paysans du Djurdjura au milieu de l’année 1980. J’ai repris la ferme familiale dans la haute vallée de la Soummam (wilaya de Bejaia) où la principale activité est l’oléiculture. Il ne s’agit pas d’une monoculture industrialisée mécanisée, mais d’une matrice économique, une activité pivot autour de laquelle se greffent et se structurent des travaux complémentaires tels que le maraîchage, l’élevage, l’apiculture, l’arboriculture fruitière et bien évidemment l’artisanat dans toute sa variété- une dizaine de métiers que le marché mondial dévalorise et chasse de l’économie et de la mémoire.
J’y ai construit ma maison de mes propres mains, creusé mon puits, pavé mon chemin, et partagé le pain et le sel avec ces hommes et ces femmes armés de détermination et d’une agréable culture mais souvent gagnés par le doute et l’envie de partir.
Je parlerai donc des paysans de Kabylie, de leur vécu d’aujourd’hui, j’exposerai leurs singularités ce qui les distingue des autres paysans du monde et le fait qu’ils sont paysans kabyles – Je n’aime pas beaucoup le mot identité-ça renvoie souvent de nos jours au contrôle policier- c’est cependant le concept qui rend compte des richesses historiques, des différences et des variétés culturelles des populations du monde. Je parlerai donc de ce qui constitue l’identité des paysans de Kabylie. Ils partagent l’essentiel des valeurs humaines avec les paysans des Alpes, des Andes, de Californie ou de Mandchourie, notamment l’amour de la terre ; le respect de la nature, la protection de la flore et de la faune, la vénération du ciel .Ils y mettent leurs empruntes, des formes propres à eux, des attitudes, des comportements. Ils ont pour eux seuls, des survivances culturelles, un héritage qu’ils gardent jalousement pour le transmettre entre des mains aussi innocentes que celles de leur enfance, après les avoir sauvé de l’oubli.
Ils sont souvent gagnés par le doute, la lassitude, le désenchantement, quand ils sentent que leurs vieux savoir-faire, leurs pratiques empiriques, leurs rituels semblent quelque-peu folkloriques face à l’efficacité des machines modernes, la rationalité des nouveaux procédés agronomiques, la rapidité du marché la domination uniformes des marchandises sans âme. C’est un peu le pot de terre contre le pot de fer ! Mais étrangement la peau de leur pot de terre est faite d’une matière très résistante qui s’appelle la conviction. Nous parlerons ensemble des survivances culturelles des paysans de Kabylie. Evoquer et débattre avec vous de ce qu’ils ont pu sauver de l’oubli, ce qui leur reste après qu’ils aient tout oublié.
Etre paysan aujourd’hui en Algérie
Dans ma commune, la propriété agricole est dominée par une forme d’exploitation mixte où le paysan jumèle l’oléiculture avec l’élevage et la petite céréaliculture parfois même des cultures maraichères en irrigué. La superficie des propriétés ne dépasse guère deux hectares. L’échantillon du paysan moyen de la plaine est propriétaire d’un hectare de terre une vingtaine de têtes d’ovins et de caprins, ne vache ou deux. Certains ont un tracteur qu’ils utilisent en location pour le transport et le labour.
Le paysan de montagne est propriétaire de plusieurs petites parcelles de terre. Il mesure sa propriété en journées de labour. Un hectare de terre est labouré à l’araire traditionnel en une durée allant de 5 à 10 jours. Elle dépend de l’habileté du paysan de la puissance de la paire de bœufs, et de la nature du terre selon qu’il est boisé ou nu.
Le concept de paysan recouvre aujourd’hui une réalité mouvante. La ruralité est phagocytée par les avatars de comportement sociaux citadins alors que les valeurs rurales se sont imposées dans l’espace citadin au point où l’on peut parler de citadins campagnards et de montagnards citadins. Il n’y a plus de paysans pur tel que le définissait la vision sociologique classique. Le paysans actuel ne vit pas uniquement de l’activité agricole, il est contraint d exercer des activités annexes, transporteur, vendeur sur les marchés hebdomadaires, colporteur, ouvrier journalier… Le concept de famille paysanne peut mieux rendre compte de la réalité rurale, en plaine ou en montagne. Le tissu familial rural est encore marqué par la vie en famille nombreuse, voire en indivision. Le prototype de famille paysanne est en moyenne le suivant : le père, souvent ancien émigré perçoit une pension de France, il détient l’essentiel des savoir-faire agricoles, la mère est paysanne culturellement gardienne des usages, des traditions, elle veille sur la reproduction des rituels paysans d’antan qui constituent l’identité locale. Les enfants adultes, filles et garçons encore célibataires vivent encore sous le toit familial, ils sont fonctionnaires ou dans des professions libérales, parfois chômeurs et dans des emplois précaires. Tant que le père est vivant la propriété est gardée indivise. Le mode de vie est paysan (gastronomie, habillement, rituels, fêtes …)
La famille paysanne mue doucement à l’ombre des anciennes valeurs. Elle intériorise les modèles de consommations citadins, adapte son comportement au temps administratif, installe de nouveaux rapport à l’espace public (de sa gestion elle passe à sa consommation). Elle garde tout ce qui dans l’ancienne culture lui parait utile et fonctionnel (Habillement, ameublement, répartition de l’espace intérieur et extérieur entre sexes, rapports de domination patriarcale…) Le paysan de Kabylie perd progressivement les repères culturels des ancêtres, s’aventure dans le monde de l’économie de marché tant qu’il en tire bénéfice, mais se replie vite dans son ancien monde, le mode de vie des parents et des ancêtres. Comme un oiseau de proie qui chasse toute la journée pour retrouver le soir son monde de montagne et nourrir sa nichée.
Les bourgs kabyles de montagne sont aujourd’hui des villages dortoirs où les travailleurs de la terre, plus ouvriers que paysans se replient de nuit pour expurger leurs peines se délivrer de l’exploitation et de la pression du travail dans la plaine alimentant encore l’illusion d’une autonomie citoyenne que possédaient réellement les ancêtres paysans.
De quels paysans parlons-nous ?
Il s’agit des paysans d’aujourd’hui, ceux dont je décris le quotidien dans mon ouvrage L’olivier en Kabylie entre mythes et réalité, paru en 2008 chez l’éditeur L’harmattan et dans le roman Les derniers kabyles paru chez Tira éditions en 2009
J’ai vécu une trentaine d’années avec ces paysans. Avec eux j’ai partagé les travaux collectifs, les moments rituels d’entraide, lors de la cueillette des fruits, de la construction de maisons, d’ouverture de sentiers forestiers et de pistes agricoles, lors de la conduite des troupeaux en transhumances. J’ai été de leurs fêtes, de leurs deuils, j’ai aimé et pratiqué leurs croyances païennes, appris et appliqué leur calendrier agraire. Ils m’ont aidé à construire ma maison, creuser mon puits, paver ma route, cueillir mes olives, soigner mes animaux, fagoter mon bois et rallumer mes chandelles éteintes.
Je vous parle de la période allant de 1980 à nos jours. C’est une période très significative pour la paysannerie algérienne en générale parce qu’elle constitue la fin d’un mode de vie, d’une économie vivrière faiblement monétisée où le troc avait encore un strapontin économique et social. Une société laissée à la périphérie, à la marge du progrès par le nouvel Etat central algérien issu de la guerre de libération. Cet Etat jacobin qui a repris à son compte le modèle administratif colonial, hésitant durant quelques années avant de choisir les profits politiques hérités de la colonisation au lieu de l’idéal populaire de construction d’une nation moderne sur le fond culturel commun aux algériens. Le pouvoir algérien s’était couvert du burnous populiste du nationalisme pour reproduire à une plus grande échelle les reflexes colonialistes dominateurs et historiquement humiliant pour la paysannerie !.
L’agriculture avait été sacrifiée dans son ensemble. Les paysans étaient convoqués par la ville pour en faire de maladroits ouvriers d’usine, immenses fabriques dont le rôle était plus de distribuer du revenu que de produire des richesses industrielles. Le peu de considération qui restait au paysan était sapé par la culture officielle orientée vers la « Formation de l’homme nouveau », qui pouvait être tout sauf paysan. Les campagnards et surtout les montagnards étaient dévalorisés ridiculisés, habillés du burnous du sous-développement.
A la télévision, au théâtre, au cinéma, le Fellah était l’objet d’une dérision systématique. L’image du « Sauvage » perdu en ville était incarnée à la télévision par Boubegra (L’homme à la vache). Dans les manuels scolaires le fellah était présenté comme « l’homme des cavernes », le primitif aux conduites archaïques, comme la cause sous-entendue du retard économique et social du pays. "El fellah el miskine" (Le paysan misérable) est le titre d’un texte sur le manuel de lecture arabe en IVe année primaire ! Dans la littérature, à l’image du paysan porteur des valeurs de résistance à la colonisation s’était substituée l’idée du gueux pitoyable incapable de s’adapter à la modernité, la civilisation et le progrès. L’absence du paysan comme sujet et objet dans la littérature cinquante ans après l’indépendance traduit le mépris dont il est victime dans la vision des nouveaux auteurs, après son apport décisif à la libération du pays de l’emprise culturelle coloniale. Aucun écrivain ne s’est intéressé aux hommes de la terre depuis 1962 ! Je suis le spécimen rare qui vit avec eux, partage leur quotidien et leurs valeurs, exprime leur bonheur et leurs douleurs, écrit pour eux, même s’ils ne me lisent pas forcement.
Pourquoi parler des paysans aujourd’hui ?
L’intérêt est dans le fait culturel ! Evoquer les paysans, particulièrement ces "fellahs propres" demeurés dans leur durée ancienne que le monde moderne n’a pas encore clochardisés, c’est exprimer les tentatives et les procédés de sauvegarde des savoir-faire, des pratiques socio-économiques ancestrales dans leurs rapports à l’environnement, à la nature, à la flore et la faune. Un mode de vie qui a intériorisé les apports positifs des diverses civilisations conquérantes qui s’étaient succédées sur l’Afrique du nord. Les mutations qui ont affecté ce mode de vie semblent tirer à leur fin, au point où les paysans ne trouvent plus à qui transmettre leurs savoirs, leurs qualifications, leurs habitudes et leur âme de résistants à la dénaturation, la déculturation, la ville leur ayant irrémédiablement arraché leur progéniture. Les paysans n’ont plus d’héritiers à qui transmettre leur testament.
Les présupposés de la destruction de la paysannerie algérienne traditionnelle avaient été introduits par la colonisation française après sa victoire sur la grande insurrection populaire de 1871 de Kabylie dirigée par Cheikh Aheddad et le bachagha Mokrani, avec l’installation progressive sur l’espace paysan des catégories de base du capitalisme (la propriété privée de la terre et des moyens de production, la monnaie et le crédit, la manufacture et le marché).
La résistance à la colonisation s’est déroulée sur le terrain économique même si les affrontements culturels fulgurants étaient plus visibles. Des centaines de soulèvements populaires et de jacqueries paysannes algériennes avaient émaillé l’histoire de la résistance à la colonisation française. Toutes les batailles avaient eu pour moteurs la propriété de la terre. Les colons français voulaient son appropriation, les fellahs indigènes voulaient sa préservation et sa réappropriation après les séquestres collectifs.
De 1830 à 1954, 130 ans de présence militaire française sur le sol algérien, les meilleures terres d’Algérie étaient passées aux mains des colons ! L’Etat algérien les récupère en 1962 pour en faire dans une première période le domaine autogéré, qui sera versé au fonds de la révolution agraire après 1971. Sur ces terres fertiles situées en plaine et dans les vallées ont poussé dans l’anarchie de vilaines cités de béton. L’urbanisation anarchique du pays rogne progressivement ces domaines qui constituaient autrefois le grenier à blé des multiples colonisateurs successifs du pays ! Ces vastes propriétés sont de nos jours en grande partie, entre les mains de spéculateurs. L’Etat les propose en exploitation aux grands groupes capitalistes, tout en gardant la propriété juridique. Ces terres constituent le domaine agricole étatique, dirigé par la bureaucratie du ministère de l’agriculture.
Les paysans dont je veux vous parler sont ailleurs. Je vous emmène sur un autre espace-temps, une terre avec une autre destinée, une terre avec une autre histoire. Nous sommes en montagne sur des terres qui n’ont pas connu le séquestre administratif mais que l’arsenal juridique colonial a morcelé au point où elles n’arrivent plus à nourrir et retenir leurs propriétaires. Dans la haute Soummam, là où je vis parmi les paysans, certains domaines agricoles avaient connu le séquestre après la grande insurrection paysanne de 1871, mais les algériens après trois générations, avaient réussi à les racheter aux colons. Ce fut le cas de ma famille.
Les efforts des paysans de Kabylie prenaient la forme de véritables sacrifices rituels. La famille indivise envoyait ses enfants à tour de rôle dans les usines et les chantiers de la métropole pour gagner l’argent nécessaire au rachat de la terre des ancêtres. Médiatiser aujourd’hui la vie paysanne traditionnelle c’est participer au sauvetage de la diversité culturelle contre l’uniformisation et la standardisation du monde. C’est sauver des poches d’autonomie sociale et culturelle, sauver des espèces de graines, des variétés de plantes, des espèces d’animaux menacées d’extinction. Réhabiliter les paysans au moment où ils sont chassés de leurs collines, leurs richesses pillées, leurs savoirs déclassés, leur mémoire réduite à néant, leur image dévalorisée aux yeux de leur progéniture. Ce n’est pas de la militance ordinaire de soutenir que les paysans sont l’avenir du monde.
L’avenir de notre planète passe par la réhabilitation des modes de vies paysans qui ont gardé la terre dans son état originel durant des milliers d’années – des modes de produire et de se reproduire en totale harmonie avec les logiques écologiques des éléments naturels et de tout ce qui vit sur terre comme faune et flore. Les savoir-faire et les savoir-vivre paysans, souvent jalonnés dans des calendriers agraires, obéissent à la logique de l’utilité et de l’usage selon les besoins existants et non à celle de la rentabilité et du profit qui crée et répand des besoins nouveaux.
Je n’ai pas pour objectif d’idéaliser des savoirs dépassés mais de donner la primauté à des ensembles de pratiques économiques et sociales qui respectent l’homme et la nature et qui ont constitué durant des siècles le soubassement économique aux valeurs sociales et aux expressions culturelles de la sagesse de l’homme dans ses rapports à la nature. La candeur et la naïveté qui s’en dégagent, souvent moquées par l’esprit moderniste rationaliste et calculateur, constituent à mes yeux, l’âme et la poésie de cette vie simple qui a protégé la planète durant les millénaires.
De la fragilité à la précarité
A peine ces paysans sortent-ils la tête de l’effroyable durée coloniale marquée par le martyre, la et l’incertitude de l’avenir qu’ils se retrouvent les bottes empêtrées dans la boue de la pollution, la saleté, les dégâts de la modernité qui sanctuarise le profit comme valeur motrice unique de l’humanité. Ils passent d’une situation de précarité sociale et sécuritaire où ils avaient malgré tout l’initiative historique vers un état où on leur impose une prise en charge, une assistance sociale contre l’abdication de leur rôle d’acteurs historiques maîtres de leur destinée et planificateurs de leur avenir.
De nos jours les paysans des montagnes font face à une concurrence déloyale. Ils ont pour rivaux les exploitants usufruitiers des grands domaines de l’Etat qui roulent avec des moyens insoupçonnés pour les intérêts de la bureaucratie rentière, avec des économies d’échelle qu’ils ont de la peine à imaginer. Face à cette rivalité vertigineuse, la majorité des montagnards abdiquent pour rejoindre le train de la ville. Ils nomadisent sur les routes de l’exode avec des haltes plus ou moins longues dans les bourgs et les villages qui poussent comme des champignons le long des nouvelles routes menant aux villes surpeuplées qui, elles aussi saturées, évacuent leurs nouveaux essaims de jeunes sans formation vers les grandes métropoles d’Europe et d’Amérique.
Les jeunes diplômes en poche, ou la tête vide et les bras forts, partent pour l’Europe et l’Amérique, légalement dans les réseaux de l’émigration organisée ou clandestinement au risque de leur vie dans des felouques de fortune, dans la cervelle la carte postale du monde libre avec ses richesses, ses belles villes propres, ses espaces infinis, ses rêves possibles et réalisables, ses belles-filles, ses beaux garçons. Pour les vieux, fini le travail agricole, ils font la queue devant l’écrivain public, bientôt les 65 ans et la retraite de l’émigration. Écrire à madame La France et demander de se presser de verser les euros salvateurs ! autant, durant l’époque coloniale, ils étaient dans une logique de résistance, acteurs historiques dans des situations de lutte souvent inégale sur les terrains d’affrontements culturels – Ecole, santé, religion, culture - Autant aujourd’hui, les paysans se retrouvent assistés pris en charge dans une logique de démission, d’attente et d’alimentation de l’exode.
Nous n’avons plus de paysans à vrai dire, mais des ruraux et des montagnards qui font le va et vient culturel, invariablement entre la campagne et la ville. Ils nourrissent les deux espaces en semant sur les itinéraires intermédiaires des pratiques, des gestes, des comportements culturels hybrides appris des grands médias internationaux, des télévisions de l’Orient et de l’Occident. En voulant "voler comme la perdrix nous perdons la démarche de la poule" dit un adage paysan du Djurdjura.
Le calendrier agraire de Kabylie
Voilà donc ma longue introduction tirant à sa fin. Vous savez que ma préoccupation est de réhabiliter les survivances culturelles des paysans du Djurdjura avec lesquels je vis depuis une quarantaine d’années. Ma problématique est de partager avec vous une vision, celle de la difficile transition des paysans de montagne vers une modernité qu’ils perçoivent comme la mort programmée de leur déclin, la fin de leur mode de vie, l’enterrement de leurs savoir-faire ,leurs savoir-vivre, leurs particularismes, tout ce qui a fait durant des siècles leurs différences, leur identité. J’adopte le calendrier agraire des fellahs du Djurdjura comme support de mon exposé. Cette éphéméride méconnue, survivance culturelle qui nous renseigne sur les rapports du paysan à son environnement durant une année pleine, est un condensé de savoirs qui fixe les étapes, les jalons et les pratiques agricoles géorgiques correspondantes.
Il faut savoir que le paysan de Kabylie vit ses rapports au temps dans quatre calendriers :
- Le calendrier grégorien adopté officiellement par l’Etat algérien
- Le calendrier lunaire musulman qui fixe les fêtes musulmanes et les obligations religieuses de l’Etat
- Le calendrier berbère survivance du calendrier de Jules César que le pape Grégoire XIII avait rectifié en l’an 1582.
- Le calendrier agraire de Kabylie.
C’est ce dernier calendrier qui m’intéresse comme fil conducteur de mon exposé. Il comporte les traces de l’amour, des soins que des montagnards reclus dans leur durée immobile portent à des arbres, leurs oliviers, leurs figuiers, leurs frênes, à des animaux, leurs ânes , leurs chèvres, leurs moutons, leurs bovins qu’ils mènent en transhumances sur les hauts pâturages du Djurdjura. Ces femmes et ces hommes qui ont échappé partiellement aux serres du progrès uniformiste organisent leur temps selon ce vieil almanach avec lequel ils prennent de larges libertés mais dont ils redécouvrent les vertus quand les recettes de la modernité ne donnent pas les résultats supérieurs escomptés. C’est un ensemble de rituels refuges qui se tuilent pour constituer le toit protecteur contre les averses dévastatrices du progrès.
Comment exprimer la vision des paysans aujourd’hui que le pays est urbanisé dans sa quasi-totalité, en ces temps où l’on ne sait plus si c’est la campagne, la ruralité, qui a envahit la ville ou bien les avatars des valeurs citadines qui se sont installées et phagocyté le monde rural. Ce sont des survivances culturelles, des savoir-faire en voie d’extinction, des pratiques sociales d’une société en déshérence, une oasis de culture moyenâgeuse en plein 21e siècle, je mettrai la lumière sur ce qui reste après que tout ait été oublié. Presque tout. Mon exposé suivra les étapes essentielles de ce calendrier agraire de Kabylie dont je vous distribue une copie, que j’ajoute en annexe de ma contribution. Après cette longue introduction qui a situé les acteurs concernés, mon intervention se fera en trois temps:
1- La durée des préparatifs de la récolte qui s’étend du début Octobre à la mi-décembre avec les deux grands rituels d’ouverture. L’ouverture de l’année agraire par les "labours d’Adam" et le démarrage de la cueillette des olives par Timechret, le repas collectif villageois !
2- Le temps de la récolte qui s’étire sous les caprices du ciel de la mi-décembre à la fin mars, voire début avril, quand la quantité à cueillir est importante. Elle sera entrecoupée de nombreuses haltes festives, notamment par Yennayer le jour de l’an Berbère. Elle prend fin par Imensi Ou-zemmour, le diner rituel de fin de récolte. Le démarrage des moulins est fêté comme il se doit par Azounzou, un rite de dégustation des premières huiles obtenues sans pression. Les reflexes de solidarité s’expriment dans Tiwizi, un élan collectif d’entraide en faveur de ceux qui n’arrivent pas à finir leur récolte alors que la neige menacent d’emporter les arbres et les fruits !
3- Enfin la période de l’après cueillette qui prend six mois durant lesquels de nombreux travaux sont engagés dans les oliveraies selon un calendrier précis soumis à des rituels, des interdits, des pratiques qui relèvent de vieilles traditions, certaines confortées par la science agronomique d’autres contredites par le savoir moderne mais qui continuent à persister chez certains idéalistes
Rachid Oulebsir
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Date d'inscription : 09/07/2008
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