De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
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De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
Historique
Le processus de standardisation de taqbaylit remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. C’est à cette époque que commencent les premières opérations du long et lent processus de « passage à l’écrit » que connaît taqbaylit. Dans le but de mieux connaître, de l’intérieur, les populations kabyles que l’administration coloniale française n’a pas encore réduit totalement, la Direction de l’armée avait alors encouragé toutes les recherches qui ont porté sur les sujets d’intérêt général et immédiat, tels que les « œuvres de l’esprit » (telle que la langue, les récits, la poésie, …) produites par les Kabyles, leur droit coutumier, leur organisation sociale et administrative, etc. Les résultats de ces recherches, destinés d’abord à qui de droit, ont été par la suite publiés, dès cette époque. Ces travaux ont, depuis, été plusieurs fois réédités.
Parmi les travaux importants qui entrent dans la standardisation de taqbaylit, il y a ceux qui ont porté sur la langue (grammaires, glossaires, dictionnaires) et sur la littérature (contes et autres récits, poésies, et autres genres, tels que les devinettes). En tentant de connaître la grammaire de cette langue et de collecter des textes littéraires kabyles, ces précurseurs de la grammatisation de taqbaylit ont d’abord constaté que cette langue ne s’écrivait pas, qu’elle n’avait, par conséquent, aucune tradition scripturaire, bien que la langue arabe ait été présente en Kabylie depuis des siècles et que certains Kabyles (de l’époque) le maniaient à merveille. En conséquence, la langue arabe, véhicule du dogme islamique, entres autres, n’a nullement servi à codifier graphiquement les langues vernaculaires, en l’occurrence taqbaylit, avant l’avènement de la colonisation française en Algérie au cours de la première moitié du XIXe siècle (après les indépendances des états dits maghrébins, nous en savons plus). Ce fait, à la fois culturel et transhistorique, doit pouvoir inciter les politiques et les intellectuels algériens (et maghrébins) des années 1990 et 2000, qui « proposent » la graphie arabe pour écrire tamazight et l’aménager, … à mieux réfléchir.
La standardisation de taqbaylit commence par le choix d’un alphabet approprié
Pour transcrire la langue kabyle, les précurseurs, dont il a été question plus haut, ont d’abord fait usage de l’alphabet latin, voire français, moyennant quelques adaptations, pour pouvoir rendre compte de la phonétique et de la phonologie de taqbaylit. Par ailleurs, pour en rendre compte de façon plus juste, ils faisaient usage de l’alphabet arabe en parallèle. Ainsi, dans l’ouvrage que le Général Hanoteau a consacré à la poésie kabyle du Djurdjura en 1867, on trouvera les poèmes originaux transcrits dans les deux graphies, latine et arabe (adaptée).
Depuis, et puisque l’alphabet est la base de toute codification graphique d’une langue, on n’a pas cessé d’en chercher une qui soit simple et appropriée. Mais ce n’est qu’au cours du XXe siècle que commence la réflexion autour de ce sujet. Notons que toutes les propositions qui en ont été faites sont soit à base latine, soit à base gréco-latine ou alors en tifinagh. Dans la première catégorie, on trouvera ce type d’alphabet à l’œuvre dans les travaux de Basset (A.), mort en 1956 et dans ceux des Pères Blancs (Dallet et Genevois) à travers le FDB (Fichier de Documentation Berbère) en circulation jusqu’à la fin des années 1970 ; dans la seconde, on trouvera un alphabet gréco-latin en usage dans la grammaire de Said Hanouz, membre fondateur de l’Académie berbère et un autre dans les travaux de Mammeri ; dans la troisième catégorie, il y en a un en néo-tifinagh de l’Académie Berbère, un alphabet diffusé à partir de Paris au cours des années 1960 et 1970. Dans les années 1990, plusieurs autres systèmes graphiques ont été proposés, parmi les lesquels figurent ceux de Ait Amrane, Bahbouh, Sahki, Cherradi, etc.
L’alphabet usuel qui a fait école
Bien qu’il y ait différentes propositions de systèmes graphiques pour tenter de codifier taqbaylit, seuls deux systèmes ont, à dire vrai, fait école, et ont eu un sérieux impact social et sociétal : d’un côté, les néo-tifinagh de Agraw Imaziɤen de Paris largement diffusées en Kabylie au cours des années 1960/70 ; de l’autre, l’alphabet gréco-latin fondé par M. Mammeri dans les années 1960/70. Aujourd’hui, ces deux alphabets se partagent le terrain comme suit : les néo-tifinagh occupent le champ « symbolique », en ce sens qu’ils sont présents surtout sur les supports signalétiques et, quelquefois, sur les affiches et les titres des livres. L’autre alphabet, que nous appelons usuel, occupe le reste de l’espace qu’occupe taqbaylit dans le paysage multilingue kabyle ; il est à l’œuvre notamment à l’école, à l’université et dans les livres et autres ouvrages de référence.
Le sens vrai de l’alphabet usuel de taqbaylit
Le lien qu’il y a entre un son de la langue et sa représentation graphique est totalement arbitraire. Ceci est aujourd’hui un lieu commun, bien qu’il y ait encore des personnes, voire des peuples entiers qui confondent la notion de langue et celle de sa codification graphique. Les « langues naturelles » existent indépendamment de la volonté des personnes et des communautés qui les parlent, contrairement à l’écriture qui est une invention de l’Homme. Et à ce dernier que revient le rôle de doter ou non une langue X d’un système graphique. Bref !
L’alphabet usuel dans lequel s’écrit taqbaylit aujourd’hui n’est ni beau, ni laid ; il n’est ni le meilleur, ni le pire. Il est tout simplement l’aboutissement social d’une suite d’opérations de recherches, de choix et de motivations ; il est, en somme, le résultat d’un long et lent processus de dotation de taqbaylit d’un système graphique, lequel est par ailleurs long d’au moins un siècle et un demi, ne l’oublions pas ! Il est à rappeler que cet alphabet, qui a totalement échappé aux canaux et aux institutions officielles algériennes et autres, a été élaboré grâce à des efforts de quelques individus, mais des individus qui sont, dans les faits, des « personnes-institutions ».
Ne rompons pas le consensus autour de l’alphabet usuel de taqbaylit !
Ce à quoi nous sommes arrivés aujourd’hui en matière de système graphique est approprié et est largement suffisant pour écrire usuellement taqbaylit. Tâchons de ne jamais avoir la tentation de rompre ce consensus, parce qu’il nous a fallu un siècle et un demi pour en arriver là ! Sachez que toute personne (ou groupe de personnes) qui vient « proposer » une autre graphie pour « transcrire tamazight », veut en réalité faire table rase de ce passé et souhaite, par-là même, rompre le consensus dont nous parlions à l’instant. En « proposant » d’autres graphies, pour soit disant « transcrire tamazight », ces donneurs de leçons, trop anachroniques par ailleurs, ne souhaitent, ni ne visent la standardisation de taqbaylit (ou tamazight), puisqu’ils l’ignorent et ils ignorent jusqu’au moindre des mécanismes qui meuvent ses structures grammaticales (entendues au sens large).
L’alphabet usuel actuel de taqbaylit est à tendance phonologique
L’Agraw Imaziɤen de Paris a, rappelons-nous, dû modifier les tifinagh des Touaregs et, pour rendre compte de la phonétique du kabyle du Djurdjura, il a dû ajouter quelques caractères pour noter les sons spirants du kabyle, à l’image de [ḇ], [ḏ], [ḡ], [ḵ] et [ṯ].
En parallèle ou au même moment, Mammeri, qui ne notait déjà plus ces spirantes, a, en revanche, conservé les labio-vélaires, comme [bw] (ou [b°]), [gw], [kw],… (cf. Tajeṛṛumt n tmaziɤt. Tantala taqbaylit et même dans son dernier ouvrage Inna-yas Ccix Muḥend, 1989). Notons que ce « w », marque de la labio-vélarisation, est chez Mammeri (1989) mis sur la ligne même, non pas en exposant.
Plus tard, dans les deux tables rondes organisées à l’Inalco, en 1996 et en 1998, sous la Direction de Salem Chaker, ce système graphique a été encore légèrement réaménagé, puisque dans ses Recommandations, les labio-vélaires ne sont plus notées, ainsi que certaines emphatiques ou emphatisées, comme « ṛ ». Parmi celles-ci, il n’est recommandé de noter que les /ḍ/, /ṣ/, /ṭ/ et enfin les /ẓ/ (le /ḥ/ n’est pas considéré comme une emphatique). Depuis, le « ṣ » a été discuté (cf. Ilugan n tira n tmaziɤt, 2005), puisque ce phonème n’existe que dans certains mots kabyles, notamment les « emprunts » à l’arabe, comme [ṣṣif], [ṣṣer], [ṣṣdid], [ṣeffi], [ṣeddeq], … , lesquels sont en cours d’être remplacés ou concurrencés par des synonymes de souche berbère.
En somme, dans l’alphabet usuel de taqbaylit, qui est à base gréco-latine (le « ɛ » et le « ɤ » sont des lettres grecques), chaque lettre (caractère) représente un phonème, c’est-à-dire un son pertinent, sauf le [ṭ], qui est une réalisation phonétique du phonème /ḍ/ et le « e », que l’on note pour faciliter la lecture des mots et des phrases.
Que dirions-nous de la « restitution » du son [v], que certains proposent pour remplacer la réalisation phonétique du phonème /b/ ?
Deux types d’arguments sont avancés par les partisans du « v ». Examinons-les un par un.
Certains avancent que le son [v] est « pan-kabyle ». « Pourquoi ne pas le noter, pourquoi ne pas le restituer ? », ajoutent-ils. Qu’y répondre ? Primo, il n’est pas juste, ni honnête de dire que ce son est pan-kabyle, puisqu’il y a des régions kabyles entières qui ne le prononcent pas lorsqu’on parle taqbaylit (s’entend) ; secundo, il n’y a pas d’étude scientifique (j’entends) à ce jour qui corrobore ce genre d’arguments.
Mais là n’est pas tout le problème. Si l’on accepte de « restituer » cette réalisation phonétique du phonème /b/, pourquoi ne pas restituer en même temps les réalisations phonétiques des autres phonèmes, tels que /g/, /k/ et /t/ ? Ainsi, nous retournerons aux années 1970 et pourquoi pas aux néo-tifinagh de l’Académie, aux labio-vélaires, et …. Si c’est vraiment la pan-kabylité qui est mise en cause, pourquoi alors ne pas choisir le [ḵ] ? Parce que lui, il est non seulement pan-kabyle, mais également un son propre à taqbaylit.
« Toutes choses sont dites, dit Gide. Comme les gens n’écoutent pas, il faut tout le temps recommencer ». L’alphabet usuel de taqbaylit n’est plus phonétique ; il est, au risque de nous répéter encore, à tendance phonologique. Pour noter et mettre en exergue le moindre son de nos parlers kabyles respectifs, il suffit de choisir la notation phonétique, laquelle est connue des universitaires qui l’utilisent pour noter leurs corpus d’étude.
Nous en venons maintenant au second type d’argument. J’ai ouï-dire de la bouche de certaines personnes qu’en « restituant » le « v », on fera de taqbaylit une « langue européenne ». Si j’ai bien saisi tout le sens de cette expression, je dirai que c’est déjà à moitié fait, puisque l’alphabet usuel de taqbaylit est à base gréco-latine. Pour faire mieux, pour aller de l’avant, il conviendrait sans plus tarder de traduire en taqbaylit toute la pensée européenne !
Pour ne pas conclure
Tenter de noter le son [ḇ] par le caractère « v » ouvrirait les portes grandes à la « restitution » d’autres sons locaux et à la légitimation de la remise en cause de cet alphabet usuel que nous partageons tous et toutes, quelles que soient nos différences d’ordre religieux, politique, etc. Nous avons mieux à faire que de tourner autour de l’alphabet ! Ouvrons le chantier de l’orthographe des mots et celle des phrases, celui de la grammaire, de la lexicographie … !
Le processus de standardisation de taqbaylit remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. C’est à cette époque que commencent les premières opérations du long et lent processus de « passage à l’écrit » que connaît taqbaylit. Dans le but de mieux connaître, de l’intérieur, les populations kabyles que l’administration coloniale française n’a pas encore réduit totalement, la Direction de l’armée avait alors encouragé toutes les recherches qui ont porté sur les sujets d’intérêt général et immédiat, tels que les « œuvres de l’esprit » (telle que la langue, les récits, la poésie, …) produites par les Kabyles, leur droit coutumier, leur organisation sociale et administrative, etc. Les résultats de ces recherches, destinés d’abord à qui de droit, ont été par la suite publiés, dès cette époque. Ces travaux ont, depuis, été plusieurs fois réédités.
Parmi les travaux importants qui entrent dans la standardisation de taqbaylit, il y a ceux qui ont porté sur la langue (grammaires, glossaires, dictionnaires) et sur la littérature (contes et autres récits, poésies, et autres genres, tels que les devinettes). En tentant de connaître la grammaire de cette langue et de collecter des textes littéraires kabyles, ces précurseurs de la grammatisation de taqbaylit ont d’abord constaté que cette langue ne s’écrivait pas, qu’elle n’avait, par conséquent, aucune tradition scripturaire, bien que la langue arabe ait été présente en Kabylie depuis des siècles et que certains Kabyles (de l’époque) le maniaient à merveille. En conséquence, la langue arabe, véhicule du dogme islamique, entres autres, n’a nullement servi à codifier graphiquement les langues vernaculaires, en l’occurrence taqbaylit, avant l’avènement de la colonisation française en Algérie au cours de la première moitié du XIXe siècle (après les indépendances des états dits maghrébins, nous en savons plus). Ce fait, à la fois culturel et transhistorique, doit pouvoir inciter les politiques et les intellectuels algériens (et maghrébins) des années 1990 et 2000, qui « proposent » la graphie arabe pour écrire tamazight et l’aménager, … à mieux réfléchir.
La standardisation de taqbaylit commence par le choix d’un alphabet approprié
Pour transcrire la langue kabyle, les précurseurs, dont il a été question plus haut, ont d’abord fait usage de l’alphabet latin, voire français, moyennant quelques adaptations, pour pouvoir rendre compte de la phonétique et de la phonologie de taqbaylit. Par ailleurs, pour en rendre compte de façon plus juste, ils faisaient usage de l’alphabet arabe en parallèle. Ainsi, dans l’ouvrage que le Général Hanoteau a consacré à la poésie kabyle du Djurdjura en 1867, on trouvera les poèmes originaux transcrits dans les deux graphies, latine et arabe (adaptée).
Depuis, et puisque l’alphabet est la base de toute codification graphique d’une langue, on n’a pas cessé d’en chercher une qui soit simple et appropriée. Mais ce n’est qu’au cours du XXe siècle que commence la réflexion autour de ce sujet. Notons que toutes les propositions qui en ont été faites sont soit à base latine, soit à base gréco-latine ou alors en tifinagh. Dans la première catégorie, on trouvera ce type d’alphabet à l’œuvre dans les travaux de Basset (A.), mort en 1956 et dans ceux des Pères Blancs (Dallet et Genevois) à travers le FDB (Fichier de Documentation Berbère) en circulation jusqu’à la fin des années 1970 ; dans la seconde, on trouvera un alphabet gréco-latin en usage dans la grammaire de Said Hanouz, membre fondateur de l’Académie berbère et un autre dans les travaux de Mammeri ; dans la troisième catégorie, il y en a un en néo-tifinagh de l’Académie Berbère, un alphabet diffusé à partir de Paris au cours des années 1960 et 1970. Dans les années 1990, plusieurs autres systèmes graphiques ont été proposés, parmi les lesquels figurent ceux de Ait Amrane, Bahbouh, Sahki, Cherradi, etc.
L’alphabet usuel qui a fait école
Bien qu’il y ait différentes propositions de systèmes graphiques pour tenter de codifier taqbaylit, seuls deux systèmes ont, à dire vrai, fait école, et ont eu un sérieux impact social et sociétal : d’un côté, les néo-tifinagh de Agraw Imaziɤen de Paris largement diffusées en Kabylie au cours des années 1960/70 ; de l’autre, l’alphabet gréco-latin fondé par M. Mammeri dans les années 1960/70. Aujourd’hui, ces deux alphabets se partagent le terrain comme suit : les néo-tifinagh occupent le champ « symbolique », en ce sens qu’ils sont présents surtout sur les supports signalétiques et, quelquefois, sur les affiches et les titres des livres. L’autre alphabet, que nous appelons usuel, occupe le reste de l’espace qu’occupe taqbaylit dans le paysage multilingue kabyle ; il est à l’œuvre notamment à l’école, à l’université et dans les livres et autres ouvrages de référence.
Le sens vrai de l’alphabet usuel de taqbaylit
Le lien qu’il y a entre un son de la langue et sa représentation graphique est totalement arbitraire. Ceci est aujourd’hui un lieu commun, bien qu’il y ait encore des personnes, voire des peuples entiers qui confondent la notion de langue et celle de sa codification graphique. Les « langues naturelles » existent indépendamment de la volonté des personnes et des communautés qui les parlent, contrairement à l’écriture qui est une invention de l’Homme. Et à ce dernier que revient le rôle de doter ou non une langue X d’un système graphique. Bref !
L’alphabet usuel dans lequel s’écrit taqbaylit aujourd’hui n’est ni beau, ni laid ; il n’est ni le meilleur, ni le pire. Il est tout simplement l’aboutissement social d’une suite d’opérations de recherches, de choix et de motivations ; il est, en somme, le résultat d’un long et lent processus de dotation de taqbaylit d’un système graphique, lequel est par ailleurs long d’au moins un siècle et un demi, ne l’oublions pas ! Il est à rappeler que cet alphabet, qui a totalement échappé aux canaux et aux institutions officielles algériennes et autres, a été élaboré grâce à des efforts de quelques individus, mais des individus qui sont, dans les faits, des « personnes-institutions ».
Ne rompons pas le consensus autour de l’alphabet usuel de taqbaylit !
Ce à quoi nous sommes arrivés aujourd’hui en matière de système graphique est approprié et est largement suffisant pour écrire usuellement taqbaylit. Tâchons de ne jamais avoir la tentation de rompre ce consensus, parce qu’il nous a fallu un siècle et un demi pour en arriver là ! Sachez que toute personne (ou groupe de personnes) qui vient « proposer » une autre graphie pour « transcrire tamazight », veut en réalité faire table rase de ce passé et souhaite, par-là même, rompre le consensus dont nous parlions à l’instant. En « proposant » d’autres graphies, pour soit disant « transcrire tamazight », ces donneurs de leçons, trop anachroniques par ailleurs, ne souhaitent, ni ne visent la standardisation de taqbaylit (ou tamazight), puisqu’ils l’ignorent et ils ignorent jusqu’au moindre des mécanismes qui meuvent ses structures grammaticales (entendues au sens large).
L’alphabet usuel actuel de taqbaylit est à tendance phonologique
L’Agraw Imaziɤen de Paris a, rappelons-nous, dû modifier les tifinagh des Touaregs et, pour rendre compte de la phonétique du kabyle du Djurdjura, il a dû ajouter quelques caractères pour noter les sons spirants du kabyle, à l’image de [ḇ], [ḏ], [ḡ], [ḵ] et [ṯ].
En parallèle ou au même moment, Mammeri, qui ne notait déjà plus ces spirantes, a, en revanche, conservé les labio-vélaires, comme [bw] (ou [b°]), [gw], [kw],… (cf. Tajeṛṛumt n tmaziɤt. Tantala taqbaylit et même dans son dernier ouvrage Inna-yas Ccix Muḥend, 1989). Notons que ce « w », marque de la labio-vélarisation, est chez Mammeri (1989) mis sur la ligne même, non pas en exposant.
Plus tard, dans les deux tables rondes organisées à l’Inalco, en 1996 et en 1998, sous la Direction de Salem Chaker, ce système graphique a été encore légèrement réaménagé, puisque dans ses Recommandations, les labio-vélaires ne sont plus notées, ainsi que certaines emphatiques ou emphatisées, comme « ṛ ». Parmi celles-ci, il n’est recommandé de noter que les /ḍ/, /ṣ/, /ṭ/ et enfin les /ẓ/ (le /ḥ/ n’est pas considéré comme une emphatique). Depuis, le « ṣ » a été discuté (cf. Ilugan n tira n tmaziɤt, 2005), puisque ce phonème n’existe que dans certains mots kabyles, notamment les « emprunts » à l’arabe, comme [ṣṣif], [ṣṣer], [ṣṣdid], [ṣeffi], [ṣeddeq], … , lesquels sont en cours d’être remplacés ou concurrencés par des synonymes de souche berbère.
En somme, dans l’alphabet usuel de taqbaylit, qui est à base gréco-latine (le « ɛ » et le « ɤ » sont des lettres grecques), chaque lettre (caractère) représente un phonème, c’est-à-dire un son pertinent, sauf le [ṭ], qui est une réalisation phonétique du phonème /ḍ/ et le « e », que l’on note pour faciliter la lecture des mots et des phrases.
Que dirions-nous de la « restitution » du son [v], que certains proposent pour remplacer la réalisation phonétique du phonème /b/ ?
Deux types d’arguments sont avancés par les partisans du « v ». Examinons-les un par un.
Certains avancent que le son [v] est « pan-kabyle ». « Pourquoi ne pas le noter, pourquoi ne pas le restituer ? », ajoutent-ils. Qu’y répondre ? Primo, il n’est pas juste, ni honnête de dire que ce son est pan-kabyle, puisqu’il y a des régions kabyles entières qui ne le prononcent pas lorsqu’on parle taqbaylit (s’entend) ; secundo, il n’y a pas d’étude scientifique (j’entends) à ce jour qui corrobore ce genre d’arguments.
Mais là n’est pas tout le problème. Si l’on accepte de « restituer » cette réalisation phonétique du phonème /b/, pourquoi ne pas restituer en même temps les réalisations phonétiques des autres phonèmes, tels que /g/, /k/ et /t/ ? Ainsi, nous retournerons aux années 1970 et pourquoi pas aux néo-tifinagh de l’Académie, aux labio-vélaires, et …. Si c’est vraiment la pan-kabylité qui est mise en cause, pourquoi alors ne pas choisir le [ḵ] ? Parce que lui, il est non seulement pan-kabyle, mais également un son propre à taqbaylit.
« Toutes choses sont dites, dit Gide. Comme les gens n’écoutent pas, il faut tout le temps recommencer ». L’alphabet usuel de taqbaylit n’est plus phonétique ; il est, au risque de nous répéter encore, à tendance phonologique. Pour noter et mettre en exergue le moindre son de nos parlers kabyles respectifs, il suffit de choisir la notation phonétique, laquelle est connue des universitaires qui l’utilisent pour noter leurs corpus d’étude.
Nous en venons maintenant au second type d’argument. J’ai ouï-dire de la bouche de certaines personnes qu’en « restituant » le « v », on fera de taqbaylit une « langue européenne ». Si j’ai bien saisi tout le sens de cette expression, je dirai que c’est déjà à moitié fait, puisque l’alphabet usuel de taqbaylit est à base gréco-latine. Pour faire mieux, pour aller de l’avant, il conviendrait sans plus tarder de traduire en taqbaylit toute la pensée européenne !
Pour ne pas conclure
Tenter de noter le son [ḇ] par le caractère « v » ouvrirait les portes grandes à la « restitution » d’autres sons locaux et à la légitimation de la remise en cause de cet alphabet usuel que nous partageons tous et toutes, quelles que soient nos différences d’ordre religieux, politique, etc. Nous avons mieux à faire que de tourner autour de l’alphabet ! Ouvrons le chantier de l’orthographe des mots et celle des phrases, celui de la grammaire, de la lexicographie … !
Azul- Nombre de messages : 29959
Date d'inscription : 09/07/2008
Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
http://www.tamurt.info/de-la-standardisation-de-taqbaylit,607.html?lang=fr
Azul- Nombre de messages : 29959
Date d'inscription : 09/07/2008
Azul- Nombre de messages : 29959
Date d'inscription : 09/07/2008
Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
L’aménagement linguistique d’une langue, en l’occurrence taqbaylit, traite de deux aspects distincts, mais interdépendants cependant : l’aménagement de son statut (juridique) et celui de son corpus, que l’on appelle plus précisément standardisation.
02/09/2010 - 19:40 mis a jour le 20/09/2010 - 00:32 par K. Bouamara
Dans la première partie de cette contribution, j’ai discuté des systèmes graphiques que taqbaylit a acquis jusque-là. Pour rappel, je disais que :
1. la dotation de taqbaylit d’une graphie et d’une tradition d’écriture, digne de ce nom, s’est faite en dehors des canaux officiels et a, par conséquent, échappé au contrôle de l’État algérien, pour des raisons que nous connaissons : l’État algérien voulait éradiquer cette langue.
2. cette tradition d’écriture s’est imposée d’elle-même grâce aux efforts de quelques écrivains et berbérisants, dont la liste est longue.
Donnons un sens plus pur aux mots que nous utilisons
Depuis deux décennies au moins, nous assistons, périodiquement, à des débats « ouverts » qui portent sur la « meilleure graphie » à adopter « pour transcrire tamazight » ; il est tout le temps question de choisir entre trois « graphies » possibles et imaginables : la graphie latine, l’arabe ou enfin le tifinagh. Ces débats sont biaisés dès le départ, et ce, pour deux raisons au moins.
D’abord, cette soi-disant « question de graphie » que l’on pose publiquement, et à l’échelle algérienne en plus, on veut en faire une question politique, et une question d’ordre général. À ce rythme-là, bientôt on nous dira que la question est sujette à référendum.
Il convient sans plus tarder de remettre les pendules à l’heure. Primo, étant donné que les langues appartiennent seulement à leurs locuteurs, la question de tamazight appartient exclusivement aux Imazighen et celle de taqbaylit aux seuls Kabyles. Secundo, si ce n’est de l’inconscience ou du culot, à moins que ce ne soit tout simplement pour exécuter des ordres, comment ose-t-on se prononcer sur un sujet, en l’occurrence l’aménagement de tamazight, dont on ignore tout, y compris la phonétique ou la phonologie ? Il est vrai que les vrais universitaires et intellectuels donnent rarement leurs avis dans des journaux ou magazines, puisqu’il existe des revues spécialisées qui leur ouvrent leurs espaces pour contribuer au débat autour d’un sujet de pointe, comme la question de l’aménagement de tamazight.
J’en viens maintenant à la seconde raison. Un problème bien posé, dit-on, est à moitié résolu. Le problème de la standardisation de tamazight en Algérie ne se pose plus en terme de graphie à adopter, à moins que, pour des raisons idéologiques ou autres, on décide de faire table rase du passé ayant trait au travail sur cette langue et que l’on adopte le principe du nivellement par le bas, selon le principe : « Recommençons… à zéro ! ».
L’usage que l’on a fait jusqu’à présent des graphies latines, arabes et tifinagh pour « transcrire tamazight » n’est ni le même, ni identique. Les deux dernières ne sont encore qu’à l’état de la toute première expérimentation, en revanche la première est très nettement en avance. En effet, en Algérie, les deux dernières ne sont ni aménagées, ni normalisées à ce jour. En revanche, la transcription de tamazight en caractères latins, ou plus exactement gréco-latins remonte à l’époque coloniale. Depuis cette date, ces systèmes graphiques ont été, périodiquement, aménagés, normalisés et adaptés à la phonétique-phonologie des variétés de tamazight, dont précisément taqbaylit. Aujourd’hui, par exemple, taqbaylit s’écrit au moyen d’un système graphique à base gréco-latine très largement dominant, lequel est appelé, à juste titre, l’alphabet usuel, bien qu’il y ait en parallèle d’autres systèmes à base latine, lesquels sont par ailleurs loin de concurrencer cet alphabet usuel.
Où en est taqbaylit en matière de standardisation ?
Le processus de standardisation de taqbaylit consiste en l’élaboration, au moyen de l’écrit, d’une « taqbaylit standard » ou, autrement, d’une « norme ».
Bien que beaucoup de problèmes liés à cette question soient déjà posés et aient trouvé des solutions, il y en a à ce jour qui restent « en suspens », en ce sens que ces derniers ont reçu de la part des linguistes et d’autres usagers, tels que les écrivains, les enseignants, journalistes (s’il s’en trouve)… différentes solutions. Ces problèmes se situent, en gros, à différents « niveaux » linguistiques (au sens large). De bas en haut, nous en citerons les suivants :
— Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ; — Orthographe des « mots » (= unités lexicales) ; — Orthographe des syntagmes et celle des phrases ; — Choix du (ou des) corpus de référence ; — Production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires…).
Conclusion
De nos jours, il est rare de rencontrer un problème relatif à la standardisation de taqbaylit qui ne soit pas encore abordé et qui n’ait pas reçu de solutions. Quelquefois, c’est même la diversité des solutions proposées et, par conséquent, l’embarras du choix entre celles-ci qui posent problème, puisqu’ils déroutent certains néophytes. D’où la nécessité d’instituer un cadre scientifique, académique et fédérateur où l’on peut débattre sereinement de ces écueils et leur trouver des solutions définitives.
En attendant l’avènement tant attendu de ce cadre fédérateur, diverses solutions sont séparément proposées aux problèmes qui ne cessent de se poser à nous. Il est d’ores et déjà permis à chacun et à chacune d’opérer des choix parmi les solutions disponibles. Mais de grâce ! ne suivez pas ceux et celles qui vous proposent le nivellement par le bas ! Autrement dit ceux et celles qui font un pas en avant… et plusieurs pas en arrière.
02/09/2010 - 19:40 mis a jour le 20/09/2010 - 00:32 par K. Bouamara
Dans la première partie de cette contribution, j’ai discuté des systèmes graphiques que taqbaylit a acquis jusque-là. Pour rappel, je disais que :
1. la dotation de taqbaylit d’une graphie et d’une tradition d’écriture, digne de ce nom, s’est faite en dehors des canaux officiels et a, par conséquent, échappé au contrôle de l’État algérien, pour des raisons que nous connaissons : l’État algérien voulait éradiquer cette langue.
2. cette tradition d’écriture s’est imposée d’elle-même grâce aux efforts de quelques écrivains et berbérisants, dont la liste est longue.
Donnons un sens plus pur aux mots que nous utilisons
Depuis deux décennies au moins, nous assistons, périodiquement, à des débats « ouverts » qui portent sur la « meilleure graphie » à adopter « pour transcrire tamazight » ; il est tout le temps question de choisir entre trois « graphies » possibles et imaginables : la graphie latine, l’arabe ou enfin le tifinagh. Ces débats sont biaisés dès le départ, et ce, pour deux raisons au moins.
D’abord, cette soi-disant « question de graphie » que l’on pose publiquement, et à l’échelle algérienne en plus, on veut en faire une question politique, et une question d’ordre général. À ce rythme-là, bientôt on nous dira que la question est sujette à référendum.
Il convient sans plus tarder de remettre les pendules à l’heure. Primo, étant donné que les langues appartiennent seulement à leurs locuteurs, la question de tamazight appartient exclusivement aux Imazighen et celle de taqbaylit aux seuls Kabyles. Secundo, si ce n’est de l’inconscience ou du culot, à moins que ce ne soit tout simplement pour exécuter des ordres, comment ose-t-on se prononcer sur un sujet, en l’occurrence l’aménagement de tamazight, dont on ignore tout, y compris la phonétique ou la phonologie ? Il est vrai que les vrais universitaires et intellectuels donnent rarement leurs avis dans des journaux ou magazines, puisqu’il existe des revues spécialisées qui leur ouvrent leurs espaces pour contribuer au débat autour d’un sujet de pointe, comme la question de l’aménagement de tamazight.
J’en viens maintenant à la seconde raison. Un problème bien posé, dit-on, est à moitié résolu. Le problème de la standardisation de tamazight en Algérie ne se pose plus en terme de graphie à adopter, à moins que, pour des raisons idéologiques ou autres, on décide de faire table rase du passé ayant trait au travail sur cette langue et que l’on adopte le principe du nivellement par le bas, selon le principe : « Recommençons… à zéro ! ».
L’usage que l’on a fait jusqu’à présent des graphies latines, arabes et tifinagh pour « transcrire tamazight » n’est ni le même, ni identique. Les deux dernières ne sont encore qu’à l’état de la toute première expérimentation, en revanche la première est très nettement en avance. En effet, en Algérie, les deux dernières ne sont ni aménagées, ni normalisées à ce jour. En revanche, la transcription de tamazight en caractères latins, ou plus exactement gréco-latins remonte à l’époque coloniale. Depuis cette date, ces systèmes graphiques ont été, périodiquement, aménagés, normalisés et adaptés à la phonétique-phonologie des variétés de tamazight, dont précisément taqbaylit. Aujourd’hui, par exemple, taqbaylit s’écrit au moyen d’un système graphique à base gréco-latine très largement dominant, lequel est appelé, à juste titre, l’alphabet usuel, bien qu’il y ait en parallèle d’autres systèmes à base latine, lesquels sont par ailleurs loin de concurrencer cet alphabet usuel.
Où en est taqbaylit en matière de standardisation ?
Le processus de standardisation de taqbaylit consiste en l’élaboration, au moyen de l’écrit, d’une « taqbaylit standard » ou, autrement, d’une « norme ».
Bien que beaucoup de problèmes liés à cette question soient déjà posés et aient trouvé des solutions, il y en a à ce jour qui restent « en suspens », en ce sens que ces derniers ont reçu de la part des linguistes et d’autres usagers, tels que les écrivains, les enseignants, journalistes (s’il s’en trouve)… différentes solutions. Ces problèmes se situent, en gros, à différents « niveaux » linguistiques (au sens large). De bas en haut, nous en citerons les suivants :
— Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ; — Orthographe des « mots » (= unités lexicales) ; — Orthographe des syntagmes et celle des phrases ; — Choix du (ou des) corpus de référence ; — Production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires…).
Conclusion
De nos jours, il est rare de rencontrer un problème relatif à la standardisation de taqbaylit qui ne soit pas encore abordé et qui n’ait pas reçu de solutions. Quelquefois, c’est même la diversité des solutions proposées et, par conséquent, l’embarras du choix entre celles-ci qui posent problème, puisqu’ils déroutent certains néophytes. D’où la nécessité d’instituer un cadre scientifique, académique et fédérateur où l’on peut débattre sereinement de ces écueils et leur trouver des solutions définitives.
En attendant l’avènement tant attendu de ce cadre fédérateur, diverses solutions sont séparément proposées aux problèmes qui ne cessent de se poser à nous. Il est d’ores et déjà permis à chacun et à chacune d’opérer des choix parmi les solutions disponibles. Mais de grâce ! ne suivez pas ceux et celles qui vous proposent le nivellement par le bas ! Autrement dit ceux et celles qui font un pas en avant… et plusieurs pas en arrière.
Azul- Nombre de messages : 29959
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Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
http://www.tamurt.info/de-la-standardisation-de-taqbaylit,616.html?lang=fr
Azul- Nombre de messages : 29959
Date d'inscription : 09/07/2008
Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
En attendant l’avènement d’un cadre institutionnel d’ordre scientifique et académique où l’on pourrait discuter de la standardisation de tamazight en général et de taqbaylit, en particulier, il convient à tout un chacun d’en aborder les problèmes et de proposer des solutions.
07/09/2010 - 20:33 mis a jour le 20/09/2010 - 00:33 par K. Bouamara
Dans la précédente mouture de cette contribution, je disais que la standardisation de taqbaylit n’est que l’un des aspects de l’aménagement linguistique de cette langue, lequel consiste plus précisément à aménager ou à normaliser le corpus. Son statut juridique constitue un autre débat que nous n’aborderons pas (ou peu) ici.
Que signifie « aménager le corpus » d’une langue, en l’occurrence taqbaylit ? Il s’agit d’intervenir sur cette langue, supposée non encore « aménagée » ou non encore « normalisée », afin d’en tirer finalement une « langue de référence ». Cette intervention, qui doit allier méthode et rigueur, se fera par ailleurs en plusieurs étapes interdépendantes et articulées entre elles et, par conséquent, s’étalera sur une période assez longue. Contrairement à ce que l’on pense et redoute quelquefois, l’élaboration des normes , qui serviraient de langue véhiculaire dans divers champs (enseignement, communication, politique, religion, …) de la vie sociale des locuteurs de cette langue, ne porterait pas atteinte à ses divers usages oraux et vivants et ne viendrait nullement à bout de ceux-ci. Au contraire, en nous appuyant sur d’autres faits de langue similaires, tout porte à croire que les deux types d’usages linguistiques, à savoir l’oral et l’écrit, fonctionneraient bien en parallèle et se compléteraient sans aucun doute.
De quelques principes généraux d’ordre méthodologique
La présente réflexion repose sur quelques principes de base, dont les suivants :
1. Il convient de capitaliser les efforts de nos prédécesseurs en la matière ainsi que les expériences de l’autre dans le domaine en question. Ainsi, parce que, d’un côté, tout travail ex nihilo conduit le plus souvent son auteur à réinventer la roue et que, d’un autre côté, les expériences des autres peuvent nous procurer des enseignements utiles et pourraient surtout, si l’on s’en informe suffisamment, nous faire gagner du temps – une autre donnée importante pour nous, pour peu que nous sachions l’exploiter à l’avenir, et à bon escient.
2. Cette intervention sur la langue ne doit pas être seulement un « travail de laboratoire ». Il existe bien des choses que les linguistes peuvent faire dans un bureau, sans se soucier des préférences et des aversions des autres usagers de cette langue. Mais, étant également concernés par la vie de leur langue et de son avenir, les spécialistes d’autres disciplines connexes (sciences du langage, sciences de l’Homme, …), les praticiens de la langue écrite (écrivains, enseignants, journalistes, …) et enfin les divers locuteurs ont le droit d’intervenir chacun de leur côté, chacun dans son domaine et chacun à sa façon. Dans tous les cas, sans l’adhésion, forte et motivée, des autres membres de la même communauté linguistique, celle-ci aurait peu de chance d’aboutir.
3. La standardisation de la langue se fait essentiellement au moyen de l’écrit, du moins à un niveau inférieur, tels que l’adoption d’un alphabet usuel, d’une orthographe des mots et celle des phrases, etc. Au niveau supérieur, comme le choix du (ou des) « corpus de référence » et représentatif(s) de la langue en question ou sa large diffusion par le truchement des divers supports et médias, au sein de la communauté des locuteurs, l’intervention d’autres acteurs sociaux (intellectuels, enseignants, écrivains, journalistes, …) serait indispensable.
4. Il convient de bien étudier le rapport qu’il y a entre ces normes à élaborer au cours de cette intervention sur la langue et les divers usages oraux que l’on en fait quotidiennement et d’en évaluer la distance. L’idéal serait que la langue de référence ne s’éloigne pas trop des usages vivants de cette langue. Si cette distance est trop grande, on aboutira à l’élaboration d’une « langue de laboratoire » qui risquerait d’être en total déphasage avec la réalité de la langue en question ; cette sorte d’esperanto serait, par conséquent, rejetée par le reste de la communauté des locuteurs et des usagers. Dans ce cas de figure, on assistera sans aucun doute à un phénomène de diglossie, tel que celui que connaissent déjà certaines langues, à l’image de l’arabe. Et c’est bien à ce phénomène qu’on aboutirait, si l’on voulait « normaliser » en d’un seul coup l’ensemble des variétés amazighes pour en faire une tamazight standard.
En somme, tout le dilemme est là, mais là réside également le gage de réussite et la voie de l’aboutissement de cette intervention. D’un coté en effet, pour avoir quelque chance de parvenir à l’élaboration de ces normes, il est nécessaire de prendre distance à l’égard des divers parlers composant cette langue, lesquels sont par ailleurs caractérisés par la variation à tous les niveaux linguistiques. Mais, d’un autre côté ces normes ne peuvent et ne doivent être puisées que dans ces divers usages oraux.
Comment procéder concrètement pour aller de l’avant dans le processus de la standardisation de taqbaylit et œuvrer dans le sens de parfaire cette intervention ? Ainsi que nous l’avons dit dans les précédentes moutures de cette contribution, le début du processus de cette intervention a été enclenché il y a déjà longtemps. Ce processus continue son cours de nos jours. Cette intervention doit se faire (et se fait déjà) aux différents niveaux que voici :
Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ;
Celui de l’orthographe des « mots » (= unités lexicales) ;
Celui de l’orthographe des syntagmes et celle des phrases ;
Celui du choix du (ou des) corpus de référence ;
Celui de la production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires, …).
Chacun sait que le tamazight (i.e. berbère) est « uni dans la diversité » ; ce qui signifie que les divers dialectes amazighs sont divers à la surface et unis en profondeur ; le niveau le plus profond de la langue est ici la morphosyntaxe et le plus superficiel, le phonético-phonologique, entre les deux s’intercale le lexico-sémantique. Ce qui est dit pour le tamazight et ses variétés dialectales est, toute proportion gardée, valable également pour le taqbaylit et les parlers qui le composent.
Le « niveau » de l’alphabet (usuel)
Le niveau phonético-phonologique correspond, au niveau graphique, à celui de l’alphabet usuel. Comme il était déjà dit, c’est à ce niveau que se manifeste plus la diversité (ou la variation) qui caractérise les parlers kabyles. A ce niveau , le plus superficiel, le principal problème qui a été posé a trait à la nature de l’alphabet (usuel, s’entend) à adopter : doit-on adopter un alphabet (plutôt) phonétique, (plutôt) phonologique pour codifier graphiquement non pas seulement les parlers, mais tout le taqbaylit ? L’expérience en la matière, vielle d’un siècle et demi au moins, a fini par trancher aujourd’hui en faveur de ce dernier. Aujourd’hui, au niveau de l’alphabet usuel, il ne reste à résoudre, de façon définitive et probablement irréversible , que certains « problèmes en suspens », tels que la prise en compte ou non des phonèmes /ṛ/ et /ṣ/ et, depuis récemment, une réalisation phonétique du phonème /b/, à savoir le [ḇ] que d’aucuns assimilent à [v].
NB. L’alphabet usuel actuel de taqbaylit est à base gréco-latine (seuls le « ɤ » et le « ɛ » sont grecs, le reste des graphèmes est d’origine latine). D’autre part, tous les graphèmes de cet alphabet sont des phonèmes en taqbaylit, sauf, d’un côté, le « ṭ » qui est une réalisation phonétique du /ḍ/ et, de l’autre, le « e » que l’on a adopté pour faciliter la lecture des mots et celle des phrases.
Le « niveau » de l’orthographe des « mots », c’est-à-dire des unités du lexique
Comme il été déjà dit (cf. supra), les niveaux ici considérés sont non seulement interdépendants mais également articulés ; cela signifie que les principes adoptés au niveau précédent sont également valables aux autres niveaux , en l’occurrence celui des mots .
Ainsi, certains phonèmes, à l’image de /w/, sont phonétiquement « corrompus », en ce sens qu’ils se réalisent autrement dans certains mots. A titre d’exemple, le verbe (simple) awi se réalise (sauf erreur) partout en Kabylie en [awi], mais dès qu’on change de forme (verbale), ce même verbe se réalise différemment, selon le parler considéré ; à la place de [i/yewwi], par exemple, on trouvera d’autres prononciations , comme : [i/yebb°i], [i/yepp°i], [i/yegg°i]. Autre exemple : rebbi est, par les femmes dans certains parlers, réalisé [repp°i]. Autre exemple : dans la région environnante de Bgayet , aḍar se dit [aṭar].
NB. Le but de la manœuvre étant l’élaboration de la ou les « norme(s) » à l’écrit et seulement à l’écrit, il convient bien de faire la distinction entre le taqbaylit à l’oral et le taqbaylit à l’écrit. Il n’est nullement demandé ou recommandé à quiconque de modifier la façon dont il parle couramment taqbaylit-is, s’il ne le souhaite pas. En revanche, à l’écrit, il est recommandé à chacun de noter aḍar au lieu de aṭar ; i/yewwi au lieu de i/yebb°i, i/yepp°i ou i/yegg°i.
La « normalisation » de taqbaylit, à ce « niveau » précis, ne s’arrête pas à l’orthographe des unités du lexique (au sens large), celle-ci ne sert tout au plus qu’à évacuer ce qui est peu ou pas pertinent à l’échelle de taqbaylit. A ce niveau -ci, la diversité ou la variation existe bel et bien et manifeste sa présence, aussi bien au plan de la forme des mots qu’au plan de leur sens (ou signification). Ainsi, il arrive qu’un même « mot », qui a la même signification, se trouve sous deux ou plusieurs formes concurrentes. Exemple : Leqbayel/Iqbayliyen ; tabzert et lbezra ; amuddur/amiddur/imiddur ; urgal/argul ; tiyersi/takerrust ; tayerza/takerza ; … Il en est de même au plan de la signification : à titre d’exemple, le « mot » abbuc, qui fait pourtant partie du lexique fondamental, ne signifie pas dans certains parlers de Tubiret ce qu’il signifie partout ailleurs ( ?) en Kabylie.
A cela, il faudra ajouter les autres problèmes, tels que la synonymie et l’homonymie. Pour ce qui est de la synonymie, on remarquera que le taqbaylit dénomme un même et seul référent (ou « chose »), par deux ou plusieurs « mots » (synonymes). En voici quelques exemples puisés dans le lexique fondamental : aqcic/aqrur/agrud/ameččuk ; aḍajin/bufraḥ/afan/imsisker ; aferruj/igersekkur… Pour ce qui des homonymes, c’est-à-dire deux « mots » dont le signifiant est identique, mais dont les signifiés sont différents, nous citerons les exemples de : iɤil/iɤil (respectivement « avant-bras » et « col ou colline ») ; amur/tamurt, l’un a pour équivalent la « part » et l’autre le « pays »...
On voit bien que les problèmes à traiter à ce niveau sont nombreux et divers. Pour commencer, il convient bien d’exploiter les documents déjà existants et de mener des enquêtes complémentaires sur le terrain pour constituer des « banque de données » lexicales et, par-là même, confectionner des dictionnaires généraux et spécialisés. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut avancer … et faire avancer le processus de la standardisation de taqbaylit.
07/09/2010 - 20:33 mis a jour le 20/09/2010 - 00:33 par K. Bouamara
Dans la précédente mouture de cette contribution, je disais que la standardisation de taqbaylit n’est que l’un des aspects de l’aménagement linguistique de cette langue, lequel consiste plus précisément à aménager ou à normaliser le corpus. Son statut juridique constitue un autre débat que nous n’aborderons pas (ou peu) ici.
Que signifie « aménager le corpus » d’une langue, en l’occurrence taqbaylit ? Il s’agit d’intervenir sur cette langue, supposée non encore « aménagée » ou non encore « normalisée », afin d’en tirer finalement une « langue de référence ». Cette intervention, qui doit allier méthode et rigueur, se fera par ailleurs en plusieurs étapes interdépendantes et articulées entre elles et, par conséquent, s’étalera sur une période assez longue. Contrairement à ce que l’on pense et redoute quelquefois, l’élaboration des normes , qui serviraient de langue véhiculaire dans divers champs (enseignement, communication, politique, religion, …) de la vie sociale des locuteurs de cette langue, ne porterait pas atteinte à ses divers usages oraux et vivants et ne viendrait nullement à bout de ceux-ci. Au contraire, en nous appuyant sur d’autres faits de langue similaires, tout porte à croire que les deux types d’usages linguistiques, à savoir l’oral et l’écrit, fonctionneraient bien en parallèle et se compléteraient sans aucun doute.
De quelques principes généraux d’ordre méthodologique
La présente réflexion repose sur quelques principes de base, dont les suivants :
1. Il convient de capitaliser les efforts de nos prédécesseurs en la matière ainsi que les expériences de l’autre dans le domaine en question. Ainsi, parce que, d’un côté, tout travail ex nihilo conduit le plus souvent son auteur à réinventer la roue et que, d’un autre côté, les expériences des autres peuvent nous procurer des enseignements utiles et pourraient surtout, si l’on s’en informe suffisamment, nous faire gagner du temps – une autre donnée importante pour nous, pour peu que nous sachions l’exploiter à l’avenir, et à bon escient.
2. Cette intervention sur la langue ne doit pas être seulement un « travail de laboratoire ». Il existe bien des choses que les linguistes peuvent faire dans un bureau, sans se soucier des préférences et des aversions des autres usagers de cette langue. Mais, étant également concernés par la vie de leur langue et de son avenir, les spécialistes d’autres disciplines connexes (sciences du langage, sciences de l’Homme, …), les praticiens de la langue écrite (écrivains, enseignants, journalistes, …) et enfin les divers locuteurs ont le droit d’intervenir chacun de leur côté, chacun dans son domaine et chacun à sa façon. Dans tous les cas, sans l’adhésion, forte et motivée, des autres membres de la même communauté linguistique, celle-ci aurait peu de chance d’aboutir.
3. La standardisation de la langue se fait essentiellement au moyen de l’écrit, du moins à un niveau inférieur, tels que l’adoption d’un alphabet usuel, d’une orthographe des mots et celle des phrases, etc. Au niveau supérieur, comme le choix du (ou des) « corpus de référence » et représentatif(s) de la langue en question ou sa large diffusion par le truchement des divers supports et médias, au sein de la communauté des locuteurs, l’intervention d’autres acteurs sociaux (intellectuels, enseignants, écrivains, journalistes, …) serait indispensable.
4. Il convient de bien étudier le rapport qu’il y a entre ces normes à élaborer au cours de cette intervention sur la langue et les divers usages oraux que l’on en fait quotidiennement et d’en évaluer la distance. L’idéal serait que la langue de référence ne s’éloigne pas trop des usages vivants de cette langue. Si cette distance est trop grande, on aboutira à l’élaboration d’une « langue de laboratoire » qui risquerait d’être en total déphasage avec la réalité de la langue en question ; cette sorte d’esperanto serait, par conséquent, rejetée par le reste de la communauté des locuteurs et des usagers. Dans ce cas de figure, on assistera sans aucun doute à un phénomène de diglossie, tel que celui que connaissent déjà certaines langues, à l’image de l’arabe. Et c’est bien à ce phénomène qu’on aboutirait, si l’on voulait « normaliser » en d’un seul coup l’ensemble des variétés amazighes pour en faire une tamazight standard.
En somme, tout le dilemme est là, mais là réside également le gage de réussite et la voie de l’aboutissement de cette intervention. D’un coté en effet, pour avoir quelque chance de parvenir à l’élaboration de ces normes, il est nécessaire de prendre distance à l’égard des divers parlers composant cette langue, lesquels sont par ailleurs caractérisés par la variation à tous les niveaux linguistiques. Mais, d’un autre côté ces normes ne peuvent et ne doivent être puisées que dans ces divers usages oraux.
Comment procéder concrètement pour aller de l’avant dans le processus de la standardisation de taqbaylit et œuvrer dans le sens de parfaire cette intervention ? Ainsi que nous l’avons dit dans les précédentes moutures de cette contribution, le début du processus de cette intervention a été enclenché il y a déjà longtemps. Ce processus continue son cours de nos jours. Cette intervention doit se faire (et se fait déjà) aux différents niveaux que voici :
Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ;
Celui de l’orthographe des « mots » (= unités lexicales) ;
Celui de l’orthographe des syntagmes et celle des phrases ;
Celui du choix du (ou des) corpus de référence ;
Celui de la production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires, …).
Chacun sait que le tamazight (i.e. berbère) est « uni dans la diversité » ; ce qui signifie que les divers dialectes amazighs sont divers à la surface et unis en profondeur ; le niveau le plus profond de la langue est ici la morphosyntaxe et le plus superficiel, le phonético-phonologique, entre les deux s’intercale le lexico-sémantique. Ce qui est dit pour le tamazight et ses variétés dialectales est, toute proportion gardée, valable également pour le taqbaylit et les parlers qui le composent.
Le « niveau » de l’alphabet (usuel)
Le niveau phonético-phonologique correspond, au niveau graphique, à celui de l’alphabet usuel. Comme il était déjà dit, c’est à ce niveau que se manifeste plus la diversité (ou la variation) qui caractérise les parlers kabyles. A ce niveau , le plus superficiel, le principal problème qui a été posé a trait à la nature de l’alphabet (usuel, s’entend) à adopter : doit-on adopter un alphabet (plutôt) phonétique, (plutôt) phonologique pour codifier graphiquement non pas seulement les parlers, mais tout le taqbaylit ? L’expérience en la matière, vielle d’un siècle et demi au moins, a fini par trancher aujourd’hui en faveur de ce dernier. Aujourd’hui, au niveau de l’alphabet usuel, il ne reste à résoudre, de façon définitive et probablement irréversible , que certains « problèmes en suspens », tels que la prise en compte ou non des phonèmes /ṛ/ et /ṣ/ et, depuis récemment, une réalisation phonétique du phonème /b/, à savoir le [ḇ] que d’aucuns assimilent à [v].
NB. L’alphabet usuel actuel de taqbaylit est à base gréco-latine (seuls le « ɤ » et le « ɛ » sont grecs, le reste des graphèmes est d’origine latine). D’autre part, tous les graphèmes de cet alphabet sont des phonèmes en taqbaylit, sauf, d’un côté, le « ṭ » qui est une réalisation phonétique du /ḍ/ et, de l’autre, le « e » que l’on a adopté pour faciliter la lecture des mots et celle des phrases.
Le « niveau » de l’orthographe des « mots », c’est-à-dire des unités du lexique
Comme il été déjà dit (cf. supra), les niveaux ici considérés sont non seulement interdépendants mais également articulés ; cela signifie que les principes adoptés au niveau précédent sont également valables aux autres niveaux , en l’occurrence celui des mots .
Ainsi, certains phonèmes, à l’image de /w/, sont phonétiquement « corrompus », en ce sens qu’ils se réalisent autrement dans certains mots. A titre d’exemple, le verbe (simple) awi se réalise (sauf erreur) partout en Kabylie en [awi], mais dès qu’on change de forme (verbale), ce même verbe se réalise différemment, selon le parler considéré ; à la place de [i/yewwi], par exemple, on trouvera d’autres prononciations , comme : [i/yebb°i], [i/yepp°i], [i/yegg°i]. Autre exemple : rebbi est, par les femmes dans certains parlers, réalisé [repp°i]. Autre exemple : dans la région environnante de Bgayet , aḍar se dit [aṭar].
NB. Le but de la manœuvre étant l’élaboration de la ou les « norme(s) » à l’écrit et seulement à l’écrit, il convient bien de faire la distinction entre le taqbaylit à l’oral et le taqbaylit à l’écrit. Il n’est nullement demandé ou recommandé à quiconque de modifier la façon dont il parle couramment taqbaylit-is, s’il ne le souhaite pas. En revanche, à l’écrit, il est recommandé à chacun de noter aḍar au lieu de aṭar ; i/yewwi au lieu de i/yebb°i, i/yepp°i ou i/yegg°i.
La « normalisation » de taqbaylit, à ce « niveau » précis, ne s’arrête pas à l’orthographe des unités du lexique (au sens large), celle-ci ne sert tout au plus qu’à évacuer ce qui est peu ou pas pertinent à l’échelle de taqbaylit. A ce niveau -ci, la diversité ou la variation existe bel et bien et manifeste sa présence, aussi bien au plan de la forme des mots qu’au plan de leur sens (ou signification). Ainsi, il arrive qu’un même « mot », qui a la même signification, se trouve sous deux ou plusieurs formes concurrentes. Exemple : Leqbayel/Iqbayliyen ; tabzert et lbezra ; amuddur/amiddur/imiddur ; urgal/argul ; tiyersi/takerrust ; tayerza/takerza ; … Il en est de même au plan de la signification : à titre d’exemple, le « mot » abbuc, qui fait pourtant partie du lexique fondamental, ne signifie pas dans certains parlers de Tubiret ce qu’il signifie partout ailleurs ( ?) en Kabylie.
A cela, il faudra ajouter les autres problèmes, tels que la synonymie et l’homonymie. Pour ce qui est de la synonymie, on remarquera que le taqbaylit dénomme un même et seul référent (ou « chose »), par deux ou plusieurs « mots » (synonymes). En voici quelques exemples puisés dans le lexique fondamental : aqcic/aqrur/agrud/ameččuk ; aḍajin/bufraḥ/afan/imsisker ; aferruj/igersekkur… Pour ce qui des homonymes, c’est-à-dire deux « mots » dont le signifiant est identique, mais dont les signifiés sont différents, nous citerons les exemples de : iɤil/iɤil (respectivement « avant-bras » et « col ou colline ») ; amur/tamurt, l’un a pour équivalent la « part » et l’autre le « pays »...
On voit bien que les problèmes à traiter à ce niveau sont nombreux et divers. Pour commencer, il convient bien d’exploiter les documents déjà existants et de mener des enquêtes complémentaires sur le terrain pour constituer des « banque de données » lexicales et, par-là même, confectionner des dictionnaires généraux et spécialisés. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut avancer … et faire avancer le processus de la standardisation de taqbaylit.
Azul- Nombre de messages : 29959
Date d'inscription : 09/07/2008
Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
Nous disions précédemment que l’intervention de « normalisation » sur taqbaylit doit se faire à plusieurs "niveaux", dont les suivants :
1. Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ;
2. Celui de l’orthographe des « mots » (= unités lexicales) ;
3. Celui de l’orthographe des syntagmes et celle des phrases ;
4. Celui du choix du (ou des) corpus de référence ;
5. Celui de la production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires, …).
Dans la précédente mouture, nous avons discuté des « niveaux » 1 et 2, nous en venons maintenant aux suivants. Il va de soi que les principes retenus aux « niveaux » 1 et 2 sont également valables aux « niveaux » qui sont immédiatement supérieurs, étant donné que lesdits « niveaux » sont et doivent être articulés. Ainsi, avec les différents caractères qui composent l’alphabet usuel, on peut noter tous les « mots » de cette langue ; de même, à l’aide de ces « mots », on peut constituer aussi bien des syntagmes que des énoncés ou phrases, de quelque nature qu’elles soient, simple ou complexe, nominale ou verbale. Par ailleurs, il y a des problèmes particuliers qui se posent au niveau du syntagme et d’autres au niveau de la phase.
3. Niveau du syntagme et celui de la phrase
-Le niveau du syntagme
Le syntagme n’est encore pas un énoncé minimal, autrement une phase, au sens grammatical. Un énoncé contient au moins deux éléments : un prédicat (qui, dans le cas de taqbaylit, n’est pas nécessairement un verbe) ou un prédicatoïde, en plus d’un sujet.
Donnons quelques exemples d’énoncés minimaux :
(1) énoncé nominal : D argaz. Ici, d joue le rôle de « prédicat » (i.e. « verbe »), argaz étant le « sujet ».
(2) énoncé verbal : Yura. Dans yura, il y a deux éléments : l’indice de personne « y » (qui joue le rôle de « sujet ») et le verbe « aru ».
Nous disions qu’un syntagme n’est pas un énoncé minimal. Exemples : axxam-nneɤ, deg ubrid ; deffir-s, ar azekka, am wassa, argaz-a (gi) …
L’un des problèmes d’orthographe importants qui se pose au niveau du syntagme a trait au traitement des unités qui composent la chaîne (i.e. le syntagme), autrement dit à la manière dont il faut les segmenter : doit-on les fusionner (et en faire un seul « mot »), les séparer par un blanc, ou par un trait d’union ?
(i) Le trait d’union (au niveau du syntagme)
Pour pouvoir traiter ce genre de problème de façon cohérente et logique, il n’est pas nécessaire d’identifier à chaque fois les unités qui composent une chaîne donnée, cela donnerait d’innombrables cas à inventorier puis à traiter. Il suffit d’en identifier simplement les types, dont le nombre est somme toute fini ; des types comme : Nom + pronom possessif : comme axxam-is ; préposition + nom : deg uxxam ; nom + démonstratif/adjectif : tameṭṭut-nni, …
Une fois que ces types de syntagmes sont inventoriés, on leur fixera des règles d’orthographe simples et cohérentes. Si la règle dit, par exemple, qu’ « entre un nom et le pronom possessif s’intercale un trait d’union », il faudra que cette règle soit valable partout, quel que soit le type de nom et quel que soit la longueur du pronom. En vertu de cette règle, simple et claire, on écrira donc : amcic-nneɤ, aḍeggal-im, jidda-s, axxam-is/nneɤ/nsen …
(ii) L’état d’annexion (au niveau du syntagme)
La classe des noms (et adjectifs) est définie par trois modalités : le nombre (singulier/pluriel/collectif et, dans de rares cas empruntés à l’arabe, le duel), le sexe (masculin/féminin) et enfin l’état (libre/d’annexion). Cela ne signifie pas cependant que tous les noms de taqbaylit disposent du singulier et du pluriel, du masculin et du féminin et enfin des deux états suscités. Dans les faits de la langue, certains noms n’existent en fait que sous certaines formes. Ainsi : medden, allen, lxalat, tiwermin, … n’ont pas de singulier ; argaz, aḍar, aḍu, uzza, aḍil, … n’ont pas de féminin. Il en est de même en ce qui concerne l’état. Beaucoup de noms en effet n’ont pas d’état, en ce sens qu’ils n’ont pas, comme d’autres, un état libre et un état d’annexion. Exemples : tala, taga, tizi, tirni, baba, yemma, laẓ, fad, lmal, lwacul, lɤaci, …
Quel est le morphème grammatical qui provoque le changement d’état, du libre à celui de l’annexion ? Comment et doit-on le noter ?
Le morphème qui conduit le nom à changer d’état est, entre autres, la préposition. Exemples : axxam/deg uxxam ; awal/n wawal ; aɛekkaz/s uɛekkaz, …Toutes les prépositions, à l’exception de « s » de direction, exemple : Iruḥ s axxam (ici le nom axxam n’a pas changé d’état).
Notons par ailleurs que l’état d’annexion, ayant trait aux noms masculins, ne se manifeste pas toujours à l’oral. Exemple : [axxam ilemẓiyen] ; [sin ilemẓiyen] ; … Par économie d’énergie, l’usage oral de la langue fait ici abstraction de la préposition n et de y, marque de l’état d’annexion. Comment le savons-nous ? Il suffit de convoquer le procédé de substitution : remplaçons ilemẓiyen par tilemẓiyin ou par tilemẓit. On dira alors [axxam n tlemẓiyin] ou [… t-tlemẓiyin] et [axxam n tlemẓit] ou [… t-tlemẓit]. On voit bien qu’ici le n et la chute du i, la marque de l’état d’annexion du nom tilemẓit, réapparaissent tous les deux.
NB. Pour que la règle qui régit l’état d’annexion soit claire mais surtout cohérente, il convient d’énoncer ceci : après les prépositions (à l’exception de « s » de direction), les noms à état qui suivent se mettent toujours à l’état d’annexion.
-Le niveau de l’énoncé (ou de la phrase)
Nous disions plus haut que, contrairement au syntagme, l’énoncé minimal est constitué d’au moins deux éléments : un prédicat (ou prédicatoide) et un sujet. Ceci est aussi valable pour la phrase verbale que pour la nominale Oui, en taqbaylit, il existe bien des phrases nominales comme :
(i) D tameṭṭut
(ii) Axxam inu (par opposition à : axxam-inu … qui n’est pas un énoncé). On voit bien que le trait d’union joue un rôle dans la désambiguïsation des énoncés et, par conséquent, au niveau du sens des syntagmes et celui des énoncés.
NB. On retrouve le (i) dans un proverbe connu de tous : Axxam inu, nekk bezgeɤ. Il s’agit ici d’une phrase (complexe) verbo-nominale, dont les deux propositions sont coordonnées. En voici une autre similaire : Ass-a inek, azekka inu. Comme au niveau du syntagme, au niveau de l’énoncé également se posent les problèmes du trait d’union et de l’état d’annexion.
(i) Le trait d’union (dans le cas de la phrase verbale)
Dans les phrases verbales comme les suivantes :
(i) Iruḥ-d.
(ii) Ad iruḥ.
(iii) Iruḥ-asen.
Les énoncés (i) et (iii) sont constitués chacun d’un élément principal, qui est le verbe, et un morphème grammatical qui apporte une information secondaire à l’énoncé principal. C’est la raison pour laquelle s’intercale le trait d’union entre ces deux éléments, de nature différente. En revanche, dans (ii), il n’y a qu’un seul énoncé, c’est-à-dire un verbe présenté sous l’aspect particulier qu’est l’aoriste (par opposition au prétérit, au prétérit négatif et à l’intensif). Ce ad est par ailleurs le morphème qui différencie le prétérit (= iruḥ/truḥ/nruḥ…) de l’aoriste (= ad iruḥ/truḥ/nruḥ…).
NB. Les morphèmes grammaticaux, comme les particules de direction (d et n) et les pronoms personnels directs et indirects, sont toujours rattachés au verbe par un trait d’union.
(ii) L’état d’annexion (au niveau de l’énoncé)
Soient les exemples suivants :
(i) Yečča azger.
(ii) Yečča uzger (ou : wezger).
(iii) Yefka tuga i uzger.
On remarquera que le « mot » azger est à l’état libre dans (i) et à l’état d’annexion dans (ii) et (iii). Pourquoi ? Parce que azger assure la fonction de complément d’objet direct (COD) dans (i), celle de complément d’objet indirect (COI) dans (iii) et celle de complément explicatif (CE) dans (ii).
La règle est donc la suivante : le nom qui suit le verbe se met à l’état d’annexion lorsque celui-ci assure la fonction de CE ou celle de COI.
NB. Notons que l’état d’annexion, aussi bien au plan du syntagme qu’au plan de l’énoncé verbal, est régi par des règles d’ordre grammatical. L’usage oral de la langue peut, dans certains cas, en faire abstraction, pour des raisons d’économie ou autres. Mais à l’écrit, il est recommandé de le faire apparaître et de le noter.
4. Le choix du (ou des) corpus de référence
Cette langue sur laquelle nous intervenons et que nous voulons normaliser doit se manifester à travers un (ou plusieurs) corpus de référence, c’est-à-dire un (ou plusieurs) texte(s) dans le(s)quel(s) nous trouverions les règles d’orthographe et autres que nous avons fixées au préalable ; ce(s) texte(s) doit (doivent) être par ailleurs largement diffusé (s) au sein de la communauté. Certains peuples, à l’instar des Arabes, ont pour corpus de référence un texte sacré ; d’autres, comme les Grecques anciens, un texte littéraire (cf. L’Iliade et L’odyssée de Homère).
Quel(s) corpus de référence pour taqbaylit ?
Le seul corpus qui circule tant bien que mal au sein de la communauté des Kabylophones est fait de chansons. Mais, bien qu’il contribue à la reconstruction identitaire, ce type de corpus ne sert la standardisation qu’indirectement, pour l’heure, étant donné que ces chansons, lesquelles sont d’ailleurs très rarement écrites, sont destinées à l’écoute. A l’avenir, on peut cependant faire des choix parmi toutes ces chansons à texte et établir un corpus écrit, corpus qu’on mettra par la suite à la disposition des membres de la communauté. Mais ce corpus de textes poétiques suffira-t-il à lui seul ? Constituera-t-il un corpus de référence pour taqbaylit et surtout pour les Kabyles ? Personnellement, j’en doute.
Dans la mesure où la langue est l’institution sociale la plus importante qui soit et qu’elle est la seule qui puisse rassembler, autour d’un minimum de « choses », tous les membres de la communauté kabylophone, quelles que soient leurs différences d’ordre politique, idéologique, religieux, philosophique, etc., ce corpus doit être le plus large possible ; en conséquence, il doit embrasser le maximum de champs de connaissance possibles. Dans ce corpus de référence à mettre en place, il y aura bien entendu de la poésie et de la littérature, en général, mais également de l’histoire, la politique, la religion, la philosophie, le droit, l’économie et … A titre d’exemple, si les Kabyles, en particulier et les Imazighen, en général, ont été contraints de pratiquer l’islam en arabe depuis les temps immémoriaux, c’est parce que ce texte sacré n’a jamais été traduit dans leur langue. Aujourd’hui, depuis que nous disposons de traductions en taqbaylit des principaux textes sacrés, à l’image du Coran et du Nouveau Testament, les représentations, peu reluisantes, que se font les Kabyles de leur langue pourraient s’améliorer et, par conséquent, taqbaylit gagnerait en prestige, dans la mesure où il est enfin sorti des sentiers battus : il n’est plus confiné dans les usages somme toute traditionnels, tels que les usages familiaux, familiers, littéraires et folkloriques ; aujourd’hui elle commence à traduire d’autres réalités et d’autres savoirs « prestigieux », tels que la politique, la religion, le savoir scientifique... La traduction en taqbaylit des classiques de chaque discipline scientifique ou autre amènerait ses locuteurs à changer leurs représentations dans le sens positif et conférerait à cette langue un statut social meilleur.
A l’état actuel des choses, parce que nous ne pouvons pas faire de taqbaylit une langue « moderne » et adaptée au monde du 21e siècle, lorsque deux Kabyles communiquent entre eux et veulent, par exemple, traduire une réalité, qui sort de l’ordinaire, ils ne se contentent le plus souvent pas de changer de registres (de langue)– ce qui serait normal –, ils changent carrément de langue ; ils choisissent, selon le cas et selon le sujet de discussion, le français, l’arabe, ...
5. Production d’outils de grammatisation
La grammatisation (cf. S. Ouroux) concerne l’enseignement/ apprentissage d’une langue à l’aide d’outils (de la grammatisation), tels que les grammaires et les dictionnaires. Mais on peut, comme dans le cas des langues orales, en l’occurrence taqbaylit, apprendre/enseigner les langues en contexte, sans l’existence, ni l’aide de ces outils. Mais ce mode d’enseignement/apprentissage est trop contraignant : ainsi, les locuteurs qui ne sont pas en contact direct et permanent avec le « contexte naturel » de cette langue, en l’occurrence taqbaylit, finissent le plus souvent par perdre la langue ; quant à ceux et celles qui n’y ont pas vécu, ils ne peuvent tout simplement pas l’apprendre. Comment avons-nous appris les langues enseignées en Algérie, tels que le français, l’arabe ou l’anglais ? Avons-nous tous été respectivement en France, en Arabie ou en Angleterre pour apprendre tant bien que mal ces langues ? La réponse est, dans la plupart des cas, non. Nous les avons apprises – et apprises à les enseigner aux autres –, parce que ces langues ont été grammatisées, c’est-à-dire qu’elles disposent d’outils de grammatisation, d’outils pédagogiques et didactiques ainsi que d’autres documents utiles à leur enseignement/apprentissage.
Où en est la grammatisation de taqbaylit actuellement ?
Aujourd’hui, avec le recul nécessaire, on se rend bien compte que nous n’avons jamais eu et que, jusqu’à l’heure actuelle, nous n’avons pas encore les moyens … de notre politique. Sinon, comment expliquer la revendication « tamazight, langue nationale et officielle » que nous crions chaque année et périodiquement, depuis 1980 ? On a cru peut-être qu’il suffit de fixer l’objectif à atteindre, pour que les moyens nécessaires viennent d’eux-mêmes ... C’est là une erreur d’appréciation.
Le statut réel des langues ne se modifie pas par enchantement ou par génération spontanée ; il ne peut être changé que par le travail sur la langue elle-même et par la production d’outils nécessaires à son enseignement/ apprentissage. Or, dans ce domaine précis, la moisson est encore trop maigre. Peu de « choses » en effet ont été produites jusqu’à maintenant. A titre d’exemple, nous ne disposons pas encore d’une grammaire actualisée et didactisée à ce jour ; on objectera en disant qu’il y en a bien une : Tajerrumt… de M. Mammeri ; oui, heureusement qu’elle est là et qu’elle existe, mais celle-ci s’avère, sur certains plans, dépassée aujourd’hui et nécessite, par conséquent, une actualisation ; son contenu nécessite également une didactisation pour dégager des niveaux. En matière de lexicographie et de confection de dictionnaires, autre outil indispensable pour continuer le cours de la grammatisation de taqbaylit, le travail ne fait que commencer.
Qu’en conclure au terme de contribution ?
On ne peut souhaiter faire de taqbaylit une langue « moderne » et une langue adaptée aux réalités du XXIe siècle en utilisant seulement les moyens traditionnels, tels que les méthodes d’apprentissage oral. C’est là une évidence, mais chez nous on doit tout expliquer, y compris les évidences.
1. Celui de l’alphabet (= phonético-phonologique) ;
2. Celui de l’orthographe des « mots » (= unités lexicales) ;
3. Celui de l’orthographe des syntagmes et celle des phrases ;
4. Celui du choix du (ou des) corpus de référence ;
5. Celui de la production d’outils de grammatisation (grammaires, dictionnaires, …).
Dans la précédente mouture, nous avons discuté des « niveaux » 1 et 2, nous en venons maintenant aux suivants. Il va de soi que les principes retenus aux « niveaux » 1 et 2 sont également valables aux « niveaux » qui sont immédiatement supérieurs, étant donné que lesdits « niveaux » sont et doivent être articulés. Ainsi, avec les différents caractères qui composent l’alphabet usuel, on peut noter tous les « mots » de cette langue ; de même, à l’aide de ces « mots », on peut constituer aussi bien des syntagmes que des énoncés ou phrases, de quelque nature qu’elles soient, simple ou complexe, nominale ou verbale. Par ailleurs, il y a des problèmes particuliers qui se posent au niveau du syntagme et d’autres au niveau de la phase.
3. Niveau du syntagme et celui de la phrase
-Le niveau du syntagme
Le syntagme n’est encore pas un énoncé minimal, autrement une phase, au sens grammatical. Un énoncé contient au moins deux éléments : un prédicat (qui, dans le cas de taqbaylit, n’est pas nécessairement un verbe) ou un prédicatoïde, en plus d’un sujet.
Donnons quelques exemples d’énoncés minimaux :
(1) énoncé nominal : D argaz. Ici, d joue le rôle de « prédicat » (i.e. « verbe »), argaz étant le « sujet ».
(2) énoncé verbal : Yura. Dans yura, il y a deux éléments : l’indice de personne « y » (qui joue le rôle de « sujet ») et le verbe « aru ».
Nous disions qu’un syntagme n’est pas un énoncé minimal. Exemples : axxam-nneɤ, deg ubrid ; deffir-s, ar azekka, am wassa, argaz-a (gi) …
L’un des problèmes d’orthographe importants qui se pose au niveau du syntagme a trait au traitement des unités qui composent la chaîne (i.e. le syntagme), autrement dit à la manière dont il faut les segmenter : doit-on les fusionner (et en faire un seul « mot »), les séparer par un blanc, ou par un trait d’union ?
(i) Le trait d’union (au niveau du syntagme)
Pour pouvoir traiter ce genre de problème de façon cohérente et logique, il n’est pas nécessaire d’identifier à chaque fois les unités qui composent une chaîne donnée, cela donnerait d’innombrables cas à inventorier puis à traiter. Il suffit d’en identifier simplement les types, dont le nombre est somme toute fini ; des types comme : Nom + pronom possessif : comme axxam-is ; préposition + nom : deg uxxam ; nom + démonstratif/adjectif : tameṭṭut-nni, …
Une fois que ces types de syntagmes sont inventoriés, on leur fixera des règles d’orthographe simples et cohérentes. Si la règle dit, par exemple, qu’ « entre un nom et le pronom possessif s’intercale un trait d’union », il faudra que cette règle soit valable partout, quel que soit le type de nom et quel que soit la longueur du pronom. En vertu de cette règle, simple et claire, on écrira donc : amcic-nneɤ, aḍeggal-im, jidda-s, axxam-is/nneɤ/nsen …
(ii) L’état d’annexion (au niveau du syntagme)
La classe des noms (et adjectifs) est définie par trois modalités : le nombre (singulier/pluriel/collectif et, dans de rares cas empruntés à l’arabe, le duel), le sexe (masculin/féminin) et enfin l’état (libre/d’annexion). Cela ne signifie pas cependant que tous les noms de taqbaylit disposent du singulier et du pluriel, du masculin et du féminin et enfin des deux états suscités. Dans les faits de la langue, certains noms n’existent en fait que sous certaines formes. Ainsi : medden, allen, lxalat, tiwermin, … n’ont pas de singulier ; argaz, aḍar, aḍu, uzza, aḍil, … n’ont pas de féminin. Il en est de même en ce qui concerne l’état. Beaucoup de noms en effet n’ont pas d’état, en ce sens qu’ils n’ont pas, comme d’autres, un état libre et un état d’annexion. Exemples : tala, taga, tizi, tirni, baba, yemma, laẓ, fad, lmal, lwacul, lɤaci, …
Quel est le morphème grammatical qui provoque le changement d’état, du libre à celui de l’annexion ? Comment et doit-on le noter ?
Le morphème qui conduit le nom à changer d’état est, entre autres, la préposition. Exemples : axxam/deg uxxam ; awal/n wawal ; aɛekkaz/s uɛekkaz, …Toutes les prépositions, à l’exception de « s » de direction, exemple : Iruḥ s axxam (ici le nom axxam n’a pas changé d’état).
Notons par ailleurs que l’état d’annexion, ayant trait aux noms masculins, ne se manifeste pas toujours à l’oral. Exemple : [axxam ilemẓiyen] ; [sin ilemẓiyen] ; … Par économie d’énergie, l’usage oral de la langue fait ici abstraction de la préposition n et de y, marque de l’état d’annexion. Comment le savons-nous ? Il suffit de convoquer le procédé de substitution : remplaçons ilemẓiyen par tilemẓiyin ou par tilemẓit. On dira alors [axxam n tlemẓiyin] ou [… t-tlemẓiyin] et [axxam n tlemẓit] ou [… t-tlemẓit]. On voit bien qu’ici le n et la chute du i, la marque de l’état d’annexion du nom tilemẓit, réapparaissent tous les deux.
NB. Pour que la règle qui régit l’état d’annexion soit claire mais surtout cohérente, il convient d’énoncer ceci : après les prépositions (à l’exception de « s » de direction), les noms à état qui suivent se mettent toujours à l’état d’annexion.
-Le niveau de l’énoncé (ou de la phrase)
Nous disions plus haut que, contrairement au syntagme, l’énoncé minimal est constitué d’au moins deux éléments : un prédicat (ou prédicatoide) et un sujet. Ceci est aussi valable pour la phrase verbale que pour la nominale Oui, en taqbaylit, il existe bien des phrases nominales comme :
(i) D tameṭṭut
(ii) Axxam inu (par opposition à : axxam-inu … qui n’est pas un énoncé). On voit bien que le trait d’union joue un rôle dans la désambiguïsation des énoncés et, par conséquent, au niveau du sens des syntagmes et celui des énoncés.
NB. On retrouve le (i) dans un proverbe connu de tous : Axxam inu, nekk bezgeɤ. Il s’agit ici d’une phrase (complexe) verbo-nominale, dont les deux propositions sont coordonnées. En voici une autre similaire : Ass-a inek, azekka inu. Comme au niveau du syntagme, au niveau de l’énoncé également se posent les problèmes du trait d’union et de l’état d’annexion.
(i) Le trait d’union (dans le cas de la phrase verbale)
Dans les phrases verbales comme les suivantes :
(i) Iruḥ-d.
(ii) Ad iruḥ.
(iii) Iruḥ-asen.
Les énoncés (i) et (iii) sont constitués chacun d’un élément principal, qui est le verbe, et un morphème grammatical qui apporte une information secondaire à l’énoncé principal. C’est la raison pour laquelle s’intercale le trait d’union entre ces deux éléments, de nature différente. En revanche, dans (ii), il n’y a qu’un seul énoncé, c’est-à-dire un verbe présenté sous l’aspect particulier qu’est l’aoriste (par opposition au prétérit, au prétérit négatif et à l’intensif). Ce ad est par ailleurs le morphème qui différencie le prétérit (= iruḥ/truḥ/nruḥ…) de l’aoriste (= ad iruḥ/truḥ/nruḥ…).
NB. Les morphèmes grammaticaux, comme les particules de direction (d et n) et les pronoms personnels directs et indirects, sont toujours rattachés au verbe par un trait d’union.
(ii) L’état d’annexion (au niveau de l’énoncé)
Soient les exemples suivants :
(i) Yečča azger.
(ii) Yečča uzger (ou : wezger).
(iii) Yefka tuga i uzger.
On remarquera que le « mot » azger est à l’état libre dans (i) et à l’état d’annexion dans (ii) et (iii). Pourquoi ? Parce que azger assure la fonction de complément d’objet direct (COD) dans (i), celle de complément d’objet indirect (COI) dans (iii) et celle de complément explicatif (CE) dans (ii).
La règle est donc la suivante : le nom qui suit le verbe se met à l’état d’annexion lorsque celui-ci assure la fonction de CE ou celle de COI.
NB. Notons que l’état d’annexion, aussi bien au plan du syntagme qu’au plan de l’énoncé verbal, est régi par des règles d’ordre grammatical. L’usage oral de la langue peut, dans certains cas, en faire abstraction, pour des raisons d’économie ou autres. Mais à l’écrit, il est recommandé de le faire apparaître et de le noter.
4. Le choix du (ou des) corpus de référence
Cette langue sur laquelle nous intervenons et que nous voulons normaliser doit se manifester à travers un (ou plusieurs) corpus de référence, c’est-à-dire un (ou plusieurs) texte(s) dans le(s)quel(s) nous trouverions les règles d’orthographe et autres que nous avons fixées au préalable ; ce(s) texte(s) doit (doivent) être par ailleurs largement diffusé (s) au sein de la communauté. Certains peuples, à l’instar des Arabes, ont pour corpus de référence un texte sacré ; d’autres, comme les Grecques anciens, un texte littéraire (cf. L’Iliade et L’odyssée de Homère).
Quel(s) corpus de référence pour taqbaylit ?
Le seul corpus qui circule tant bien que mal au sein de la communauté des Kabylophones est fait de chansons. Mais, bien qu’il contribue à la reconstruction identitaire, ce type de corpus ne sert la standardisation qu’indirectement, pour l’heure, étant donné que ces chansons, lesquelles sont d’ailleurs très rarement écrites, sont destinées à l’écoute. A l’avenir, on peut cependant faire des choix parmi toutes ces chansons à texte et établir un corpus écrit, corpus qu’on mettra par la suite à la disposition des membres de la communauté. Mais ce corpus de textes poétiques suffira-t-il à lui seul ? Constituera-t-il un corpus de référence pour taqbaylit et surtout pour les Kabyles ? Personnellement, j’en doute.
Dans la mesure où la langue est l’institution sociale la plus importante qui soit et qu’elle est la seule qui puisse rassembler, autour d’un minimum de « choses », tous les membres de la communauté kabylophone, quelles que soient leurs différences d’ordre politique, idéologique, religieux, philosophique, etc., ce corpus doit être le plus large possible ; en conséquence, il doit embrasser le maximum de champs de connaissance possibles. Dans ce corpus de référence à mettre en place, il y aura bien entendu de la poésie et de la littérature, en général, mais également de l’histoire, la politique, la religion, la philosophie, le droit, l’économie et … A titre d’exemple, si les Kabyles, en particulier et les Imazighen, en général, ont été contraints de pratiquer l’islam en arabe depuis les temps immémoriaux, c’est parce que ce texte sacré n’a jamais été traduit dans leur langue. Aujourd’hui, depuis que nous disposons de traductions en taqbaylit des principaux textes sacrés, à l’image du Coran et du Nouveau Testament, les représentations, peu reluisantes, que se font les Kabyles de leur langue pourraient s’améliorer et, par conséquent, taqbaylit gagnerait en prestige, dans la mesure où il est enfin sorti des sentiers battus : il n’est plus confiné dans les usages somme toute traditionnels, tels que les usages familiaux, familiers, littéraires et folkloriques ; aujourd’hui elle commence à traduire d’autres réalités et d’autres savoirs « prestigieux », tels que la politique, la religion, le savoir scientifique... La traduction en taqbaylit des classiques de chaque discipline scientifique ou autre amènerait ses locuteurs à changer leurs représentations dans le sens positif et conférerait à cette langue un statut social meilleur.
A l’état actuel des choses, parce que nous ne pouvons pas faire de taqbaylit une langue « moderne » et adaptée au monde du 21e siècle, lorsque deux Kabyles communiquent entre eux et veulent, par exemple, traduire une réalité, qui sort de l’ordinaire, ils ne se contentent le plus souvent pas de changer de registres (de langue)– ce qui serait normal –, ils changent carrément de langue ; ils choisissent, selon le cas et selon le sujet de discussion, le français, l’arabe, ...
5. Production d’outils de grammatisation
La grammatisation (cf. S. Ouroux) concerne l’enseignement/ apprentissage d’une langue à l’aide d’outils (de la grammatisation), tels que les grammaires et les dictionnaires. Mais on peut, comme dans le cas des langues orales, en l’occurrence taqbaylit, apprendre/enseigner les langues en contexte, sans l’existence, ni l’aide de ces outils. Mais ce mode d’enseignement/apprentissage est trop contraignant : ainsi, les locuteurs qui ne sont pas en contact direct et permanent avec le « contexte naturel » de cette langue, en l’occurrence taqbaylit, finissent le plus souvent par perdre la langue ; quant à ceux et celles qui n’y ont pas vécu, ils ne peuvent tout simplement pas l’apprendre. Comment avons-nous appris les langues enseignées en Algérie, tels que le français, l’arabe ou l’anglais ? Avons-nous tous été respectivement en France, en Arabie ou en Angleterre pour apprendre tant bien que mal ces langues ? La réponse est, dans la plupart des cas, non. Nous les avons apprises – et apprises à les enseigner aux autres –, parce que ces langues ont été grammatisées, c’est-à-dire qu’elles disposent d’outils de grammatisation, d’outils pédagogiques et didactiques ainsi que d’autres documents utiles à leur enseignement/apprentissage.
Où en est la grammatisation de taqbaylit actuellement ?
Aujourd’hui, avec le recul nécessaire, on se rend bien compte que nous n’avons jamais eu et que, jusqu’à l’heure actuelle, nous n’avons pas encore les moyens … de notre politique. Sinon, comment expliquer la revendication « tamazight, langue nationale et officielle » que nous crions chaque année et périodiquement, depuis 1980 ? On a cru peut-être qu’il suffit de fixer l’objectif à atteindre, pour que les moyens nécessaires viennent d’eux-mêmes ... C’est là une erreur d’appréciation.
Le statut réel des langues ne se modifie pas par enchantement ou par génération spontanée ; il ne peut être changé que par le travail sur la langue elle-même et par la production d’outils nécessaires à son enseignement/ apprentissage. Or, dans ce domaine précis, la moisson est encore trop maigre. Peu de « choses » en effet ont été produites jusqu’à maintenant. A titre d’exemple, nous ne disposons pas encore d’une grammaire actualisée et didactisée à ce jour ; on objectera en disant qu’il y en a bien une : Tajerrumt… de M. Mammeri ; oui, heureusement qu’elle est là et qu’elle existe, mais celle-ci s’avère, sur certains plans, dépassée aujourd’hui et nécessite, par conséquent, une actualisation ; son contenu nécessite également une didactisation pour dégager des niveaux. En matière de lexicographie et de confection de dictionnaires, autre outil indispensable pour continuer le cours de la grammatisation de taqbaylit, le travail ne fait que commencer.
Qu’en conclure au terme de contribution ?
On ne peut souhaiter faire de taqbaylit une langue « moderne » et une langue adaptée aux réalités du XXIe siècle en utilisant seulement les moyens traditionnels, tels que les méthodes d’apprentissage oral. C’est là une évidence, mais chez nous on doit tout expliquer, y compris les évidences.
Azul- Nombre de messages : 29959
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Re: De la standardisation de taqbaylit Par Kamel Bouamara
http://www.tamurt.info/de-la-standardisation-de-taqbaylit,639.html?lang=fr
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