Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
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Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
propos receuillis par Frédéric Lenoir et Jennifer Schwarz - publié le 21/03/2012
Rencontre avec le sociologue et philosophe Edgar Morin, 90 ans, qui répond à nos questions sur l'origine et le sens de l'invention des dieux dans les civilisations humaines.
© Martin Bureau / AFP
Quel regard portez-vous, à plus de 90 ans, sur le phénomène religieux?
Presque toutes les sociétés ont donné naissance à des dieux, détenteurs de pouvoirs surnaturels, qui commandent aux éléments et donnent des ordres aux hommes, jusqu’au sacrifice d’eux-mêmes. Les Aztèques allaient jusqu’à sacrifier des jeunes gens pour régénérer le dieu soleil! Les dieux sont très puissants: ils nous font peur, nous demandent de l’amour, exigent le respect. Étant aussi divers que les civilisations qui les ont portés, on peut affirmer qu’ils ont été inventés par ces communautés. Un ensemble d’esprits a, en effet, la force spirituelle de créer un univers, des dieux, dotés d’une existence réelle.
Nous sommes environnés de ces univers-là. Des pensées, des idées se transforment ainsi en entités réelles et existent en fonction de la communauté qui les produit. Si cette communauté disparaît, ses dieux meurent. Ce qui est vrai à propos des dieux l’est aussi à propos des idéologies. Les esprits laïcisés suscitent d’autres formes de croyance, telles que le communisme. Cette religion moderne n’offre plus le salut dans le ciel, mais sur la terre, elle a aussi ses martyrs, ses héros. Puisque nous ne pouvons lui échapper, il faut prendre conscience de tout cet univers noologique, de sa force, de sa puissance. Un mythe ne sait pas qu’il est un mythe, il se prend pour une réalité.
Nous devons donc savoir que nous avons des mythes qui ont une force réelle mais qu’ils n’en demeurent pas moins des mythes. Pour établir de meilleurs rapports avec cette sphère de l’esprit, pour humaniser nos relations avec nos dieux, nous devons dialoguer avec nos mythes, leur dire: « Ne me demande pas trop, ne sois pas despotique » Nous pouvons nous-mêmes, tout en les conservant, leur demander de ne pas nous étouffer.
Ce que vous dites est très bouddhique. Nos pensées créent des formes qui finissent par exister sur un plan subtil. Ces « formes-pensées » deviennent à leur tour des déités qu’on peut vénérer parce qu’elles ont une utilité par rapport à nos croyances. Mais dans le bouddhisme, si certaines déités deviennent nocives ou trop envahissantes, il faut même cesser de les vénérer !
Le bouddhisme a bien compris que les divinités sont des réalités secondaires. Le monothéisme met l’accent sur l’unité alors que le polythéisme met l’accent sur la diversité. L’un et l’autre ont leur vérité mais les sociétés polythéistes sont plus tolérantes, plus humaines. D’une certaine façon, je suis également spinozien dans le sens où Spinoza a éliminé tout dieu extérieur au monde et a placé la créativité au niveau de la nature. Oui, à mon sens, une créativité extraordinaire est à l’œuvre dans la nature.
Mais d’où vient-elle? Je crois en un profond mystère. Notre esprit, notre raison sont limités. La vertu de la bonne rationalité consiste à concevoir les limites de cette raison, comme l’ont très bien exprimé Pascal ou Kant. Il existe néanmoins des domaines – la poésie, la musique – qui nous font pénétrer l’indicible. Si je ne crois pas en un quelconque dessein intelligent, en revanche, je laisse ouvert le mystère de la vie et de l’existence. Je me sens en ce sens très proche de la tradition apophatique.
La mystique a pour visée de pénétrer l’indicible. Y êtes-vous sensible?
Tout à fait, les grands mystiques font l’expérience très profonde de la non-séparation, de la non-dualité. L’extase, nous explique la science, est un état cérébral inhibant nos centres cérébraux qui opèrent le reste du temps une séparation entre le moi et le monde. L’extase est capable de mettre en veilleuse ce dispositif de l’esprit qui nous ramène à notre individualité, à notre égotisme. Cela doit nous aider à comprendre que tout ce qui est séparé est néanmoins inséparable. Nous arrivons ici à des contradictions et à des paradoxes qui sont l’extrême limite de ce que l’esprit peut atteindre. Au-delà, il y a l’indicible.
Selon vous, se débarrasser des dieux serait-il donc un progrès de l’humanité?
À notre époque, les deux monothéismes dominants, le christianisme et l’islam, ont la vertu d’être universalistes. Ils portent en eux un principe très beau : l’« aimez-vous les uns les autres » des Évangiles, la clémence et la miséricorde de l’islam. Je remarque pourtant dans leur histoire une prédominance des formes de violence, d’agressivité envers les autres religions. Leur sève est excellente, mais le rôle qu’ils ont joué est extrêmement négatif. Néanmoins, je considère qu’il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux. On créera toujours d’autres mythes pour les remplacer.
http://www.lemondedesreligions.fr/culture/edgar-morin-il-est-inutile-de-tenter-de-se-debarrasser-des-dieux-21-03-2012-2369_112.php
http://www.alderan-philo.org/content/n%C2%B06-ath%C3%A9isme-avril-2012
propos receuillis par Frédéric Lenoir et Jennifer Schwarz - publié le 21/03/2012
Rencontre avec le sociologue et philosophe Edgar Morin, 90 ans, qui répond à nos questions sur l'origine et le sens de l'invention des dieux dans les civilisations humaines.
© Martin Bureau / AFP
Quel regard portez-vous, à plus de 90 ans, sur le phénomène religieux?
Presque toutes les sociétés ont donné naissance à des dieux, détenteurs de pouvoirs surnaturels, qui commandent aux éléments et donnent des ordres aux hommes, jusqu’au sacrifice d’eux-mêmes. Les Aztèques allaient jusqu’à sacrifier des jeunes gens pour régénérer le dieu soleil! Les dieux sont très puissants: ils nous font peur, nous demandent de l’amour, exigent le respect. Étant aussi divers que les civilisations qui les ont portés, on peut affirmer qu’ils ont été inventés par ces communautés. Un ensemble d’esprits a, en effet, la force spirituelle de créer un univers, des dieux, dotés d’une existence réelle.
Nous sommes environnés de ces univers-là. Des pensées, des idées se transforment ainsi en entités réelles et existent en fonction de la communauté qui les produit. Si cette communauté disparaît, ses dieux meurent. Ce qui est vrai à propos des dieux l’est aussi à propos des idéologies. Les esprits laïcisés suscitent d’autres formes de croyance, telles que le communisme. Cette religion moderne n’offre plus le salut dans le ciel, mais sur la terre, elle a aussi ses martyrs, ses héros. Puisque nous ne pouvons lui échapper, il faut prendre conscience de tout cet univers noologique, de sa force, de sa puissance. Un mythe ne sait pas qu’il est un mythe, il se prend pour une réalité.
Nous devons donc savoir que nous avons des mythes qui ont une force réelle mais qu’ils n’en demeurent pas moins des mythes. Pour établir de meilleurs rapports avec cette sphère de l’esprit, pour humaniser nos relations avec nos dieux, nous devons dialoguer avec nos mythes, leur dire: « Ne me demande pas trop, ne sois pas despotique » Nous pouvons nous-mêmes, tout en les conservant, leur demander de ne pas nous étouffer.
Ce que vous dites est très bouddhique. Nos pensées créent des formes qui finissent par exister sur un plan subtil. Ces « formes-pensées » deviennent à leur tour des déités qu’on peut vénérer parce qu’elles ont une utilité par rapport à nos croyances. Mais dans le bouddhisme, si certaines déités deviennent nocives ou trop envahissantes, il faut même cesser de les vénérer !
Le bouddhisme a bien compris que les divinités sont des réalités secondaires. Le monothéisme met l’accent sur l’unité alors que le polythéisme met l’accent sur la diversité. L’un et l’autre ont leur vérité mais les sociétés polythéistes sont plus tolérantes, plus humaines. D’une certaine façon, je suis également spinozien dans le sens où Spinoza a éliminé tout dieu extérieur au monde et a placé la créativité au niveau de la nature. Oui, à mon sens, une créativité extraordinaire est à l’œuvre dans la nature.
Mais d’où vient-elle? Je crois en un profond mystère. Notre esprit, notre raison sont limités. La vertu de la bonne rationalité consiste à concevoir les limites de cette raison, comme l’ont très bien exprimé Pascal ou Kant. Il existe néanmoins des domaines – la poésie, la musique – qui nous font pénétrer l’indicible. Si je ne crois pas en un quelconque dessein intelligent, en revanche, je laisse ouvert le mystère de la vie et de l’existence. Je me sens en ce sens très proche de la tradition apophatique.
La mystique a pour visée de pénétrer l’indicible. Y êtes-vous sensible?
Tout à fait, les grands mystiques font l’expérience très profonde de la non-séparation, de la non-dualité. L’extase, nous explique la science, est un état cérébral inhibant nos centres cérébraux qui opèrent le reste du temps une séparation entre le moi et le monde. L’extase est capable de mettre en veilleuse ce dispositif de l’esprit qui nous ramène à notre individualité, à notre égotisme. Cela doit nous aider à comprendre que tout ce qui est séparé est néanmoins inséparable. Nous arrivons ici à des contradictions et à des paradoxes qui sont l’extrême limite de ce que l’esprit peut atteindre. Au-delà, il y a l’indicible.
Selon vous, se débarrasser des dieux serait-il donc un progrès de l’humanité?
À notre époque, les deux monothéismes dominants, le christianisme et l’islam, ont la vertu d’être universalistes. Ils portent en eux un principe très beau : l’« aimez-vous les uns les autres » des Évangiles, la clémence et la miséricorde de l’islam. Je remarque pourtant dans leur histoire une prédominance des formes de violence, d’agressivité envers les autres religions. Leur sève est excellente, mais le rôle qu’ils ont joué est extrêmement négatif. Néanmoins, je considère qu’il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux. On créera toujours d’autres mythes pour les remplacer.
http://www.lemondedesreligions.fr/culture/edgar-morin-il-est-inutile-de-tenter-de-se-debarrasser-des-dieux-21-03-2012-2369_112.php
http://www.alderan-philo.org/content/n%C2%B06-ath%C3%A9isme-avril-2012
Nouara- Nombre de messages : 1104
Date d'inscription : 31/01/2009
Re: Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
« La croyance en Dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout où l’on admet un Dieu, il y a un culte ; partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. »
Diderot. Lettre à Sophie Volland.
Diderot. Lettre à Sophie Volland.
Nouara- Nombre de messages : 1104
Date d'inscription : 31/01/2009
Re: Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
« Toutes les grandes vérités sont d’abord des blasphèmes. »
Bernard Shaw
Bernard Shaw
Nouara- Nombre de messages : 1104
Date d'inscription : 31/01/2009
Re: Edgar Morin : "Il est inutile de tenter de se débarrasser des dieux"
http://www.alderan-philo.org/content/n%C2%B06-ath%C3%A9isme-avril-2012
Nouara- Nombre de messages : 1104
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