La faim de l’espoir
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La faim de l’espoir
La faim de l’espoir
L’Algérie. Colonisée depuis 1830. Région d’Aokas, au nord-est du pays. Hiver 1942. Depuis trois jours, la neige n’a pas cessé de tomber en flocons serrés.
Dans la nuit tombante, on distingue un paysage champêtre recouvert d’un manteau blanc. Un froid polaire règne sur toute la contrée... Dans l’habitation précaire de Kaci, le petit brasero autour duquel sa femme et ses deux filles sont accroupies répand une vague chaleur. Kaci, enveloppé dans un burnous, est assis un peu plus loin. Devant son impuissance à trouver une solution pour nourrir sa maisonnée, il ressasse silencieusement son chagrin et son amertume. Une colère rentrée s’empare de tout son être. Pour se donner une contenance, Kaci émet par instants un grognement, puis tousse bruyamment. Mais des pensées obsédantes, de plus en plus nombreuses, l’assaillent. Soudain, sans s’en rendre compte, il s’entend proférer un juron : «Saleté de colonialisme ! Bête immonde ! Salopards de soldats français et de colons qui nous ont affamés !»
Surprises, les trois femmes se retournent pour regarder Kaci et essayer de comprendre les paroles qui viennent de lui échapper. Mais lui, d’un hochement de tête de droite à gauche, leur fait savoir de ne pas s’en inquiéter. Le temps s’écoule lentement. Il n’y a pas d’horloge dans la maison, mais le silence est si lourd qu’on croirait entendre les battements réguliers des cœurs comme autant de tic-tac. La flamme jaune, vacillante et fumeuse du vieux quinquet répand une lumière chiche qui donne à la pièce une atmosphère pesante et de triste. Les objets alentour, qui apparaissent et disparaissent au gré du mouvement de la flamme, semblent eux aussi respecter ce silence absolu. Soudain, un gémissement étouffé se fait entendre. C’est la plus jeune des filles qui vient de réprimer un sanglot.
Kaci lance à sa femme : «Qu’a-t-elle ? Pourquoi pleure-t-elle ?
- Elle n’a pas mangé depuis hier. La faim la tenaille», répond la mère d’une voix monocorde et résignée.
A ces mots, Kaci se lève. C’en est trop, beaucoup trop, pense-t-il, il faut agir, et sur le champ ! Il sort dans la nuit glaciale et va dans la remise pour seller son mulet. Sa femme le suit et s’enquiert : «Où vas-tu par ce temps épouvantable ?
- Je vais me rendre à la ferme du colon vous chercher à manger.
- Mais c’est dangereux, tu vas te faire tuer par le gardien !
- Ecoute femme, je n’ai pas le choix. De deux choses l’une : ou je rapporte de quoi nourrir ma famille, ou je succombe dans ma tentative. Je ne veux plus voir mes enfants souffrir sans broncher. Allez, rentre maintenant. Dieu ne nous abandonnera pas.» Puis, enfourchant le mulet, il tire sur la bride ; la bête s’avance lourdement en enfonçant ses sabots dans la neige verglacée.
Vingt minutes plus tard, Kaci arrive aux abords de la ferme. Il attache sa monture à un arbrisseau et se fraie un chemin entre les buissons enneigés jusqu’à la cabane du gardien. A l’intérieur, celui-ci, assis devant un poêle à bois, se chauffe les pieds. Kaci lance un petit caillou contre l’unique vitre de la baraque et se met à l’affût...
Un sac de céréales ou la mort
Saisissant son fusil, le gardien ouvre prudemment la porte et jette un regard circulaire avant de sortir carrément dans la cour couverte de neige. C’est ce moment précis que choisit Kaci pour fondre sur lui ; avec la rapidité de l’éclair, il lui arrache l’arme qu’il jette au loin tout en lui fermant la bouche de sa grosse main calleuse ; de l’autre main, il appuie sur le cou de l’homme la pointe d’un couteau de cuisine. Entre deux halètements, Kaci murmure à l’oreille du surveillant : «Ecoute mon frère, je ne te veux pas de mal. Je veux simplement emporter un sac de céréales pour calmer la faim de mes enfants. Conduis-moi à l’entrepôt sans faire d’histoire et tout se passera bien.»
Avec mille précautions, Kaci oblige son prisonnier à porter le sac de blé jusqu’à son bardot. Puis, la tête toujours dissimulée dans le capuchon de son burnous, il relâche le gardien qui ne demande pas son reste... Il est près de minuit. Kaci se rend directement au vieux moulin ; là, il actionne la meule pour broyer ses grains. Dans l’obscurité, tel un chat, Kaci y voit comme en plein jour. Peu après, il regagne son foyer avec la précieuse farine que sa femme transforme rapidement en chaudes galettes appétissantes. La tristesse du début de soirée laisse désormais place, dans la demeure, à quelque joie et aux rires étouffés des filles de Kaci.
Demain sera un autre jour. Et les dates salutaires du 8 Mai 1945 et du 1er Novembre 1954 se profilent déjà à l’horizon. Bientôt, elles sonneront le glas de la domination française. Bientôt, elles mettront fin à l’assujettissement et à l’oppression. Bientôt, elles permettront le recouvrement de la liberté aliénée et surtout de la dignité perdue...
Khaled Lemnouer
L’Algérie. Colonisée depuis 1830. Région d’Aokas, au nord-est du pays. Hiver 1942. Depuis trois jours, la neige n’a pas cessé de tomber en flocons serrés.
Dans la nuit tombante, on distingue un paysage champêtre recouvert d’un manteau blanc. Un froid polaire règne sur toute la contrée... Dans l’habitation précaire de Kaci, le petit brasero autour duquel sa femme et ses deux filles sont accroupies répand une vague chaleur. Kaci, enveloppé dans un burnous, est assis un peu plus loin. Devant son impuissance à trouver une solution pour nourrir sa maisonnée, il ressasse silencieusement son chagrin et son amertume. Une colère rentrée s’empare de tout son être. Pour se donner une contenance, Kaci émet par instants un grognement, puis tousse bruyamment. Mais des pensées obsédantes, de plus en plus nombreuses, l’assaillent. Soudain, sans s’en rendre compte, il s’entend proférer un juron : «Saleté de colonialisme ! Bête immonde ! Salopards de soldats français et de colons qui nous ont affamés !»
Surprises, les trois femmes se retournent pour regarder Kaci et essayer de comprendre les paroles qui viennent de lui échapper. Mais lui, d’un hochement de tête de droite à gauche, leur fait savoir de ne pas s’en inquiéter. Le temps s’écoule lentement. Il n’y a pas d’horloge dans la maison, mais le silence est si lourd qu’on croirait entendre les battements réguliers des cœurs comme autant de tic-tac. La flamme jaune, vacillante et fumeuse du vieux quinquet répand une lumière chiche qui donne à la pièce une atmosphère pesante et de triste. Les objets alentour, qui apparaissent et disparaissent au gré du mouvement de la flamme, semblent eux aussi respecter ce silence absolu. Soudain, un gémissement étouffé se fait entendre. C’est la plus jeune des filles qui vient de réprimer un sanglot.
Kaci lance à sa femme : «Qu’a-t-elle ? Pourquoi pleure-t-elle ?
- Elle n’a pas mangé depuis hier. La faim la tenaille», répond la mère d’une voix monocorde et résignée.
A ces mots, Kaci se lève. C’en est trop, beaucoup trop, pense-t-il, il faut agir, et sur le champ ! Il sort dans la nuit glaciale et va dans la remise pour seller son mulet. Sa femme le suit et s’enquiert : «Où vas-tu par ce temps épouvantable ?
- Je vais me rendre à la ferme du colon vous chercher à manger.
- Mais c’est dangereux, tu vas te faire tuer par le gardien !
- Ecoute femme, je n’ai pas le choix. De deux choses l’une : ou je rapporte de quoi nourrir ma famille, ou je succombe dans ma tentative. Je ne veux plus voir mes enfants souffrir sans broncher. Allez, rentre maintenant. Dieu ne nous abandonnera pas.» Puis, enfourchant le mulet, il tire sur la bride ; la bête s’avance lourdement en enfonçant ses sabots dans la neige verglacée.
Vingt minutes plus tard, Kaci arrive aux abords de la ferme. Il attache sa monture à un arbrisseau et se fraie un chemin entre les buissons enneigés jusqu’à la cabane du gardien. A l’intérieur, celui-ci, assis devant un poêle à bois, se chauffe les pieds. Kaci lance un petit caillou contre l’unique vitre de la baraque et se met à l’affût...
Un sac de céréales ou la mort
Saisissant son fusil, le gardien ouvre prudemment la porte et jette un regard circulaire avant de sortir carrément dans la cour couverte de neige. C’est ce moment précis que choisit Kaci pour fondre sur lui ; avec la rapidité de l’éclair, il lui arrache l’arme qu’il jette au loin tout en lui fermant la bouche de sa grosse main calleuse ; de l’autre main, il appuie sur le cou de l’homme la pointe d’un couteau de cuisine. Entre deux halètements, Kaci murmure à l’oreille du surveillant : «Ecoute mon frère, je ne te veux pas de mal. Je veux simplement emporter un sac de céréales pour calmer la faim de mes enfants. Conduis-moi à l’entrepôt sans faire d’histoire et tout se passera bien.»
Avec mille précautions, Kaci oblige son prisonnier à porter le sac de blé jusqu’à son bardot. Puis, la tête toujours dissimulée dans le capuchon de son burnous, il relâche le gardien qui ne demande pas son reste... Il est près de minuit. Kaci se rend directement au vieux moulin ; là, il actionne la meule pour broyer ses grains. Dans l’obscurité, tel un chat, Kaci y voit comme en plein jour. Peu après, il regagne son foyer avec la précieuse farine que sa femme transforme rapidement en chaudes galettes appétissantes. La tristesse du début de soirée laisse désormais place, dans la demeure, à quelque joie et aux rires étouffés des filles de Kaci.
Demain sera un autre jour. Et les dates salutaires du 8 Mai 1945 et du 1er Novembre 1954 se profilent déjà à l’horizon. Bientôt, elles sonneront le glas de la domination française. Bientôt, elles mettront fin à l’assujettissement et à l’oppression. Bientôt, elles permettront le recouvrement de la liberté aliénée et surtout de la dignité perdue...
Khaled Lemnouer
laic-aokas- Nombre de messages : 14024
Date d'inscription : 03/06/2011
Re: La faim de l’espoir
http://www.elwatan.com/dossiers/50eme-anniversaire-independance-algerie/la-faim-de-l-espoir-02-07-2012-176920_260.php
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