Interview du petit-fils de Che Guevara
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Interview du petit-fils de Che Guevara
Interview du petit-fils de Che Guevara
u petit-fils de Che Guevara par Paco Au
moment où le pouvoir cubain donne quelques signes de faiblesse,
relisons la passionnante interview donnée par Canek Guevara, le
petit-fils du Che, à Daniel Pinos en novembre 2005. Un document publié
par Le Monde libertaire en janvier dernier. Il y est question de Castro
et de… l’après-Castro.
Le cigare cubain en main, la barbe mal implantée, la chevelure
brune, de bonne stature, Canek est le petit-fils de Che Guevara, le fils
d’Hildita Guevara, la première fille du guérillero argentin et cubain.
Résidant aujourd’hui au Mexique, Canek fait partie des « enfants
rebelles de la révolution », il est membre du MLC (Mouvement libertaire
cubain).
Dans cet entretien, il exprime son point de vue sur Fidel Castro, le
« Vieux », sur la révolution cubaine, et le rejet que celle-ci lui
inspire. Son témoignage met en évidence son besoin de rompre avec les
mythes de la révolution, qui auront bercé son enfance et son
adolescence. Pour Canek, la révolution cubaine n’est qu’un vulgaire
capitalisme d’Etat. Elle a accouché d’une bourgeoisie d’État qui use
aujourd’hui des organes répressifs d’une dictature pour maintenir ses
privilèges. La révolution a été étouffée par sa bureaucratie, par la
corruption, par le népotisme et la verticalité. Canek dévoile pour nous
ce qu’est la criminalisation de la différence à Cuba, les persécutions
contre ceux qui refusent la culture officielle et préfèrent vivre en marge de la société : homosexuels, punks, libres-penseurs, syndicalistes, poètes, etc.
Cet anarchiste hétérodoxe a une vision très personnelle du rôle que
doivent jouer les libertaires pour parvenir à libérer Cuba de la
bourgeoisie socialiste. Nous devons comprendre son réalisme et la
nécessité qu’il ressent de rompre avec certains schémas libertaires, si
peu adaptés à une transformation sociale sur la grande île des
Caraïbes. Ses opinions, son récit sur ce qu’est une éducation cubaine,
son regard les yeux fixés sur le rétroviseur de son existence à Cuba,
où s’est accomplie une partie du destin de sa famille, font de cet
entretien un témoignage unique devant définitivement nous permettre de
jeter le mythe de Fidel Castro et de la révolution tropicale aux
poubelles de l’histoire.
Pourquoi vis-tu aujourd’hui au Mexique ?
Mon père est mexicain, ma mère l’était aussi J’ai fait mes études
primaires au Mexique. A partir du moment où j’ai ressenti la nécessité
de quitter Cuba, la première option pour vivre à l’extérieur de l’île
fut le Mexique. Pour des questions administratives essentiellement, car
j’ai des papiers mexicains et je n’avais ainsi pas à faire de demande
pour un permis de résidence ni un permis de travail.
Je voulais comparer tout ce que j’avais étudié à Cuba avec la réalité
mexicaine, relire l’histoire cubaine. Non pas l’histoire officielle
que 1’on m’avait enseignée. J’avais besoin de lire un grand nombre de
choses interdites sur l’île. J’avais besoin d’une participation que je
n’avais pu avoir à Cuba, où l’on nie les citoyens. Ne serait-ce qu’au
niveau du quotidien, sans parler de participation aux grands évènements,
aux grandes discussions transcendantales, aux grands projets
l’exercice de la citoyenneté est la première chose interdite à Cuba.
J’ai été attaqué alors par certains secteurs de la gauche pour mes
prises de position par rapport à l’île. Ces gens considèrent que si tu
n’es pas avec la révolution cubaine, tu es contre elle. De toute façon,
ce n’est pas l’indisposition à la critique des militants de gauche qui
me faisait peur. Mais j’avais besoin de penser autrement, de
participer au débat sans passer pour un homme de droite. Je voulais que
les choses soient claires, ce qui n’est pas facile pour cette gauche
très fermée. Quand je suis parti de Cuba, je n’étais pas capable de me
situer. Je vivais un rejet viscéral et total…
Dans cet entretien, tu fais référence à ton grand-père
Ernesto Guevara de la Sema. Aujourd’hui, que représente-t-il pour toi,
alors qu’il est devenu un mythe ?
Cette image du révolutionnaire pur, sans tache que l’on reproduit
dans la gauche, est une simplification. De même qu’il est grotesque de
dire qu’il était un criminel international, comme le font les
anti-communistes radicaux. Le Che était beaucoup plus que ça, et c’était
un homme qui s’est dédié pleinement aux idées qu’il défendait, dans
une sorte de recherche personnelle. Je l’admire, même si j’ai un
désaccord profond avec ses idées sur les « foyers révolutionnaires » et
l’« l’homme nouveau » [1], mais je ne peux les juger qu’à partir de la
perspective actuelle. Si aujourd’hui quelqu’un vient et me dit :
« Nous allons créer une guérilla et faire la révolution », je l’envoie
balader. Son expérience en Bolivie a malheureusement montré au Che
qu’il ne suffisait pas de créer un « foyer révolutionnaire » pour que
la révolution éclate. Je suis guévariste, parce que Ernesto Guevara
était un homme qui respectait ses engagements. Il a commis des erreurs
en apportant son appui à une révolution qui se transforma en dictature.
Je ne peux pas renier Che Guevara en raison du fait que je ne partage
pas toutes ses idées. Je ne désire pas non plus lui ressembler. Cela me
rappelle la manière dont on embrigadait les enfants, avec des slogans à
Cuba : « Pionniers pour le communisme ! Nous serons comme le Che ! »
Je ne pense pas à Ernesto Guevara comme s’il s’agissait de mon
grand-père. Je le lis comme je lis Marx ou Bakounine ou un quelconque
autre personnage historique. Il a des idées géniales et d’autres qui
sont absurdes, prétentieuses et pathétiques. Je ne l’ai pas connu, je
suis né sept ans après son assassinat. Ma mère me racontait certaines
anecdotes de son enfance qui font qu’un lien familial profond s’est
noué. A cette époque, j’ai grandi au contact de gens qui admiraient
profondément le Che.
J’imagine que dans la mesure où tu étais le petit-fils du
Che, durant toutes les années que tu as vécues, à Cuba, on a beaucoup
exigé de toi.
J’avais 12 ans quand je suis retourné à Cuba. Mon père était
persécuté au Mexique, alors nous sommes venus en Europe. Durant toute
cette période, je n’étais pas le petit-fils du Che. On ne devait pas
savoir que nous avions des liens familiaux avec les Guevara. J’étais un
enfant comme les autres, même si nous étions dans l’illégalité. A mon
retour à Cuba, en rentrant à l’école secondaire, je me suis converti en
petit-fils du Che. Sans le savoir, j’ai appartenu à une espèce
d’aristocratie révolutionnaire, à une bourgeoisie socialiste qui
existait déjà alors, et avec laquelle je n’ai jamais sympathisé. En
général, les fils des dirigeants ne me plaisaient pas. J’allais à
l’école de mon quartier, pas à celle des fils à papa. Mais il y avait
une exigence particulière des professeurs à mon égard. Je devais bien me
conduire, je devais donner l’exemple, mais j’ai toujours été rebelle,
on ne peut rien m’imposer, sinon je fais strictement le contraire. Ma
scolarité a été un désastre, je devais être le meilleur et j’ai été le
pire des élèves.
J’ai lu, dans un de tes témoignages, que tu as refusé à Cuba d’entrer dans une académie militaire.
C’est vrai. Juste avant que je termine ma dernière année dans le
secondaire, des types de l’académie militaire Camilo-Cienfuegos m’ont
invité à faire partie de ce centre éducatif. A Cuba, nous vivions avec
le statut d’étrangers. J’ai dit : « Je suis mexicain et il ne peut y
avoir d’étrangers dans les institutions politico-militaires cubaines,
alors je ne peux faire partie de cette académie ». Ils me répondirent
qu’il n’y avait aucun problème, que tout était arrangé au plus haut
niveau, alors j’ai répondu non merci. De toutes manières, je n’ai jamais
adhéré à l’Union des jeunesses communistes, ni à aucune autre
organisation officielle.
Il semble que ta vie a été plus liée au monde de la culture qu’à
celui de la politique. Tu as appartenu, à Cuba, à un groupe qui vivait
en marge de la vie culturelle officielle. Comment tu as vécu cette
expérience ? J’ai fait partie de l’univers culturel punk, marginal des
bas quartiers. Je me sentais plus à l’aise dans ce milieu qu’au sein de
la nomenklatura. Mais ça ne veut pas dire que la politique ne
m’intéressait pas. Hélas, à Cuba, la politique est le fait de l’Etat.
Dans les dictatures, la politique est l’affaire du gouvernement, et
elle ne doit pas concerner les gens.
Dans les pays de l’Est européen, la nomenklatura s’est
emparée, après la chute du mur de Berlin, des leviers économiques.
Est-ce un scénario possible pour Cuba ?
La nomenklatura contrôle les entreprises mixtes, mi-capitalistes,
mi-« socialistes ». Le pouvoir n’installe pas aux commandes les
personnes les plus compétentes pour diriger ces entreprises, mais les
inconditionnelles du régime. Par ailleurs, les maffias contrôlent le
marché noir depuis des décennies, et ceci n’est possible qu’avec la
complaisance et la compétence des gens appartenant à l’appareil d’Etat.
C’est de ces milieux-là que sortiront les grands chefs d’entreprise et
les grands hommes politiques de demain. Il est clair qu’au sein même du
Parti communiste va avoir lieu une guerre de succession pour
l’héritage, pour le trône, pour le pouvoir. Raul Castro ne pourra pas
exercer le pouvoir [2]. Il n’a pas la dimension politique et il n’a pas
la dimension politique et il n’a pas d’appui à Cuba. Il est totalement
déconsidéré, on ne le craint même pas, c’est tout simplement du
mépris. Rien ne lui enlèvera son image d’ivrogne. Et pourtant nous
parlons d’une société où le rhum se boit au même rythme que l’eau. Les
gens qui applaudissent aujourd’hui Fidel vont rompre avec tout cela.
Quand s’achèvera la contrainte de l’obéissance absolue, la société va
changer. Le Cubain est très hâbleur, il n’aime pas rester muet, il doit
opiner à propos de tout. S’il ne parle pas de politique, c’est parce
qu’on ne lui permet pas. Une de mes grandes inquiétudes est qu’après le
processus d’idéologisation forcé se produise un effet inverse à celui
qui est souhaité aujourd’hui par le pouvoir, que plus personne ne
veuille entendre des choses relatives aux idéologies. Les jeunes ne
veulent plus rien savoir du communisme, du socialisme, de l’anarchisme,
ni d’un quelconque autre « isme ».
C’est un rejet viscéral des idées. Dans la réalité de tous les jours
à Cuba, on peut constater que certaines de ces idées sont des
mensonges. Ces idées, on ne les a pas fait entrer par la tête des gens,
mais par le cul ; toute la putain de journée, à l’école, à l’école, au
travail, à la télé et à la radio.
Et c’est là où se situe le principal danger pour la société
post-castriste : qu’il y ait un vide idéologique et politique qui soit
immédiatement occupé par le capitalisme sauvage. Etant donné les
carences matérielles dont souffre le peuple cubain, quand les
marchandises américaines rentreront librement dans l’île et que les
Cubains pourront accéder librement à elles, personne ne se préoccupera
de politique. Les Cubains vont s’alimenter, réparer leur maison et
tenteront de posséder tout ce dont ils ont manqué pendant plus de
quarante ans. Il y a un danger d’apathie qui peut entraîner une
droitisation. La droite triomphe lorsqu’il n’y a pas de participation
citoyenne ? Si on ne la pratique pas, la démocratie s’arrête d’exister.
Quelles doivent être les principales préoccupations des anarchistes à Cuba ?
A Cuba, il y a des anarchistes, mais il n’y a pas d’anarchisme [3].
Les anarchistes ne peuvent pas éditer de journal, ni avoir une station
radio. Ils ne peuvent même pas dire à voix haute qu’ils sont
anarchistes. La première priorité sera de relever le plus possible les
conditions de vie des Cubains. Il faut reconstruire les institutions qui
doivent malgré tout continuer à exister et qui sont aujourd’hui en
ruine : le système éducatif, la santé, les propres organes du « pouvoir
populaire » [4], cette organisation assembléiste qui sur le papier est
une organisation horizontale, mais qui dans la pratique est d’une
verticalité totale.
Il me semble que l’un des points fondamentaux est l’appropriation
citoyenne de l’anarchisme. Il ne peut être une chose sectaire et de type
avant-gardiste. Cela veut dire continuer la lutte pour ne pas
permettre aux politiciens professionnels de confisquer l’exercice du
pouvoir, sans perdre de vue les objectifs que nous avons à long terme,
ces idéaux qui font que nous sommes en marche vers un idéal. Nous
devons nous investir dans les luttes que mènent les divers secteurs de
la société : les associations de quartier, les associations
écologistes, etc. Nous n’aspirons pas au pouvoir, mais nous devons
miner le corps social jusqu’à ses fondations.
Nous devons participer à toutes les batailles pour l’égalité, la
démocratie, le respect. Dans la mesure où il y a des anarchistes qui
interviennent dans la société, les idées acrates sont diffusées. Si nous
ne laissons pas derrière nous les derniers vestiges du sectarisme
libertaire, nous continuerons à être condamnés à la secte, à la
minorité… Il s’agit d’insister sur la voie que nous avons choisie
durant les dernières décennies. Depuis que l’anarchisme a abandonné les
méthodes violentes. Aujourd’hui, Cuba, est en ruine au niveau
économique, mais aussi au niveau éthique. La misère est très
importante, il y a une grande fracture sociale, avec des différences
abyssales, quelque fois plus violentes que dans les sociétés
capitalistes, la seule différence est qu’à Cuba, soi-disant, « on est
en train de construire une société sans classe ». Pour les anarchistes
cubains, dans l’époque post-fidéliste, l’unique chemin sera de
participer à la reconstruction de la société civile, à la
reconstruction de l’Etat. Je le dis sans fétichisme parce qu’il est
clair qu’une certaine forme d’Etat devra se substituer à l’Etat actuel.
Nous, les anarchistes, nous devons participer à la discussion à propos
de quel Etat conviendra à tous. Cela implique l’acceptation momentanée
du capitalisme en tant que mode futur du développement. Notre
obligation est de le mettre en accusation, en profiter au maximum, le
presser, l’« exploiter ». Ceci est fondamental, il faut détruire un
système basé sur la répétition, sur l’abrutissement, sur l’ennui…
Quelle est ta position par rapport à la gauche cubaine et
latino-américaine en général. Comment te situes-tu dans ce mouvement
d’opposition ?
Il y a aussi une gauche citoyenne et civile, qui n’est rattachée à
aucun parti. La gauche, par malheur, est chargée de rituels, de
hiérarchies et de discours bizarres qui ne sont que des apparences, mais
ils corrompent le fond. Une subversion qui reproduit en son sein les
formes du pouvoir établi ne sera jamais totalement subversive. Par
déformation culturelle, je suis un meilleur dilettante qu’un bon
militant Je ne suis d’aucun parti. Je me situe dans la gauche critique
de la gauche. Un mouvement d’individus de gauche se développe
aujourd’hui. Ils sont capables de s’investir dans les organisations
écologistes, étudiantes, culturelles, de quartiers, citoyennes dans le
sens le plus large du terme, elles ont une incidence sur les petites
choses de la vie locale. Les gens ne veulent plus d’un futur, des
lendemains qui chantent, du communisme, etc. Ce qui intéresse les gens,
c’est les solutions aux problèmes du moment, et la gauche doit
travailler à ça si elle veut avoir une incidence sur cette abstraction
que sont « les gens ». Ce sont les citoyens qui résoudront leurs
problèmes. L’unique façon de limiter les pouvoirs de l’État, c’est de
cesser de faire appel à lui. Nous devons insister, c’est là où sont les
germes de l’autogestion, de l’autonomie, de l’autogouvernement, même si
tout cela est à l’état embryonnaire.
Tu milites au sein du Mouvement libertaire cubain [5]. Quels projets avez-vous ?
C’est un mouvement qui s’inscrit dans une pratique
anticonstitutionnelle, qui ne vise pas la conquête du pouvoir politique,
mais à avoir de l’influence, avec un certain nombre d’idéaux et un
certain nombre de solutions qui sont praticables… En ce moment, nous
sommes dans la phase de diffusion de nos idées, et également de
développement des contacts avec différents secteurs à Cuba et en dehors.
L’objectif est de démythifier le régime cubain et de se positionner
face à un public politisé. A Cuba, il n’y a pas seulement une dissidence
de droite, comme on veut le faire croire. Malheureusement, beaucoup de
secteurs de la gauche internationale souscrivent à cette idée. Toute
cette merde que l’on déverse : « tous les dissidents cubains sont payés
par la CIA et le gouvernement des Etats-Unis », tout cela est un
mensonge vulgaire. Bien sûr qu’il y a des groupes liés à la droite
américaine, mais ce n’est pas le cas de toute l’opposition. La priorité
est d’enlever l’appui de la gauche latino-américaine au régime cubain
et d’amplifier la discussion.
Je crois que je suis un des membres les plus jeunes du MLC et un des
derniers à avoir quitté Cuba, cela fait presque dix ans. Certains
compagnons sont partis depuis 1959 ou 1960, et Cuba a définitivement
changé pour eux Ils ont vécu le début du socialisme, moi j’en ai connu
la fin… Aujourd’hui, à Cuba, existe un étrange régime hybride, qui
s’alimente des pires choses en ce monde. L’exploitation capitaliste et
la dictature propre au socialisme messianique et autocratique cubain,
d’une double exploitation en définitive. Comment expliquer à ce peuple
que ça n’est pas du socialisme, comment expliquer que le socialisme est
quelque chose de meilleur que ça ? Les mots ont été corrompus.
Aujourd’hui, à Cuba, le socialisme ou le communisme évoque la dictature,
et l’anarchie évoque le terrorisme et le chaos, ou dans le meilleur
des cas la cause d’adolescents révoltés. C’est pour cela que développer
les contacts dans l’île est une priorité, et c’est une des choses les
plus difficiles. Il y a beaucoup de contrôles et par conséquent
beaucoup de peur à Cuba. Quiconque écrit quelques lignes sur la
situation cubaine prend vingt ans de prison. Il ne s’agit pas de
chercher des martyrs, ni rien de ce genre. A cela, il faut ajouter les
restrictions au niveau des communications et tu fais face à une réalité
très difficile. Le capitalisme existe déjà à Cuba, et il attend le feu
vert pour se lancer à la conquête du pouvoir, de même que la droite et
tous les autres courants politiques sont prêts… Aujourd’hui, il faut
insister sur le fait que Cuba est un pays comme les autres et que les
citoyens cubains ont des besoins similaires à ceux qu’ont les citoyens
d’un autre pays. Toute cette histoire que le « Vieux » a inventée en
disant que nous sommes une exception, l’avant-garde du monde, et que
Cuba est un exemple, tout ceci est du chauvinisme à bas prix. Le monde
moderne a la particularité de vivre une homologation ou une
homogénéisation des sociétés et de leurs nécessités. Ce sentiment
d’être une exception ne convient pas à Cuba, ni à aucun pays, car cela
mène à l’isolement… En réalité, il s’agit d’une société comme une autre,
avec les mêmes différences en son sein, les mêmes contradictions.
Surtout aujourd’hui, à l’heure où l’Etat ne peut plus exercer un
contrôle absolu sur les consciences. Le discours officiel est trop en
contradiction avec la réalité environnante pour que ce discours se
soutienne par lui-même. Le rôle joué par les contre-cultures est patent
dans la société cubaine, qui est aujourd’hui beaucoup plus tolérante
qu’il y a vingt ans. Malgré les efforts du gouvernement pour s’opposer
aux contre-cultures, la société cubaine se diversifie en laissant
derrière elle les défauts de la pensée unique, de la morale absolue. Et
cette transformation a lieu en provenance des couches les plus basses
de la société. En plus, il y a le phénomène du croisement entre les
traditions, les coutumes cubaines et les modes provenant de
l’extérieur… Moi, j’ai eu à subir la dernière salve des prohibitions
culturelles cubaines. Nous n’étions pas seulement réprimés par l’Etat,
mais aussi par la société elle-même. Faire partie d’une des tribus
urbaines était très mal vu. A l’école, dans le quartier, au travail ou
dans un quelconque lieu où tu pouvais te faire remarquer. Le rock,
particulièrement, était vu comme la musique de l’ennemi, la musique de
l’impérialisme. On appelait ça de la déviation idéologique. On nous
appelait les anti-sociaux et, bien sûr, pour ne pas être en reste, nous
revendiquions cette appellation.
Il y avait, il y a quelques années un chanteur très connu dans le monde de la contre-culture : Carlos Varela…
Il gagna la sympathie de toute la jeunesse avec une chanson avec une
chanson sur le fils de Guillaume Tell où il criait : « Et maintenant
c’est au tour du père d’avoir la pomme sur la tête ! » [6] Ses concerts
étaient impressionnants pour ce qu’ils signifiaient pour une jeunesse
qui se sentait constamment persécutée et toujours exclue.
Ce n’est pas à Cuba qu’est en train de se jouer le futur de
l’humanité, ni de l’impérialisme, ni d’aucune chose de ce style. C’est
le futur des Cubains qui se joue et rien de plus. Et si la gauche
internationale est en vérité solidaire du peuple de Cuba, elle doit
alors répudier la dictature. Cela n’implique pas de renoncer aux idées
anti-impérialistes et anti-capitalistes. L’idée selon laquelle la
culture doit être un objet de culte est une énormité. L’Etat cubain,
dans le débat sur l’objectif et le subjectif, a fini par convertir la
culture, l’histoire, la patrie, le socialisme, le peuple, la révolution
en objets. Il a fini par dévaloriser le subjectif qui est le sujet,
l’individu. Le socialisme n’est pas un édifice qui doit se construire.
Il doit s’apparenter à un organisme vivant, composé de millions de
cellules (les individus) qui se développent. Ce sont des choses qui se
forgent à partir d’en bas, qui ont à voir avec la rupture de l’unité
matérielle et avec l’acceptation de cette diversité cellulaire qui
forme la réalité. Cette acceptation sociale de la différence est très
importante. Si le « Vieux » était mort dans les années 60, au moment où
n’existait pas un tel niveau d’acceptation de la diversité, peut-être
que le régime aurait survécu à la mort de son « commandant en chef »,
mais aujourd’hui non. Le fidélisme va mourir parce que la société ne va
plus accepter un modèle unique, et parce qu’il n’y a plus personne
dans la sphère castriste qui ait la capacité de cohésion qu’à Fidel
Castro.
[1] Le « foquismo » était une stratégie de guerre basée sur le
développement de foyers révolutionnaires dans plusieurs parties d’un
territoire. Ce Guevara mit au point cette stratégie que développaient
les groupes de guérilla agissant dans différents pays durant les années
1960-1970.
L’« homme nouveau » n’est nullement égalitaire chez Guevara. Selon
lui, il existe trois strates : en premier lieu Fidel, avec un culte de
la personnalité clairement affirmé, en deuxième « les meilleurs entre
les bons », c’est-à-dire l’avant-garde organisée et finalement, le
« peuple dans son ensemble ». Ces strates définissent le type de société
à construire. Outre la vision quelque peu militarisée des masses
populaires, « l’immense colonne », ce qui retient l’attention, c’est la
notion de sacrifice.
[2] Raul Castro a été désigné par son frère aîné Fidel pour lui succéder, après sa mort, en tant que Commandant en chef.
[3] Dès 1960, dès le début de la révolution cubaine, les anarchistes,
qui s’opposaient aux premières mesures autoritaires de Fidel Castro,
furent victimes de la répression. Leurs organisations furent dissoutes,
les militants furent persécutés, exécutés, emprisonnés ou contraints à
l’exil.
[4] L’Etat, outre la télévision et les radios qui servent de relais,
s’appuie sur l’armée, la police et sur les Comités de défense de la
révolution, organes du « pouvoir populaire » qui quadrillent le pays,
pâté de maisons par pâté de maisons. Les représentants du « pouvoir
populaire » sont élus à partir d’une liste unique et sont totalement
inféodés au Parti communiste.
[5] Le Mouvement libertaire cubain tente de stimuler la naissance,
malgré les risques de répression, d’un activisme révolutionnaire à Cuba,
de façon à construire un mouvement qui participe aux luttes des
opprimés. C’est un réseau qui coordonne des individus et des collectifs à
Cuba et dans le monde entier.
[6] Le rôle du père étant tenu à Cuba par Fidel Castro, mais sans le nommer bien entendu !
(Le Monde Libertaire)
u petit-fils de Che Guevara par Paco Au
moment où le pouvoir cubain donne quelques signes de faiblesse,
relisons la passionnante interview donnée par Canek Guevara, le
petit-fils du Che, à Daniel Pinos en novembre 2005. Un document publié
par Le Monde libertaire en janvier dernier. Il y est question de Castro
et de… l’après-Castro.
Le cigare cubain en main, la barbe mal implantée, la chevelure
brune, de bonne stature, Canek est le petit-fils de Che Guevara, le fils
d’Hildita Guevara, la première fille du guérillero argentin et cubain.
Résidant aujourd’hui au Mexique, Canek fait partie des « enfants
rebelles de la révolution », il est membre du MLC (Mouvement libertaire
cubain).
Dans cet entretien, il exprime son point de vue sur Fidel Castro, le
« Vieux », sur la révolution cubaine, et le rejet que celle-ci lui
inspire. Son témoignage met en évidence son besoin de rompre avec les
mythes de la révolution, qui auront bercé son enfance et son
adolescence. Pour Canek, la révolution cubaine n’est qu’un vulgaire
capitalisme d’Etat. Elle a accouché d’une bourgeoisie d’État qui use
aujourd’hui des organes répressifs d’une dictature pour maintenir ses
privilèges. La révolution a été étouffée par sa bureaucratie, par la
corruption, par le népotisme et la verticalité. Canek dévoile pour nous
ce qu’est la criminalisation de la différence à Cuba, les persécutions
contre ceux qui refusent la culture officielle et préfèrent vivre en marge de la société : homosexuels, punks, libres-penseurs, syndicalistes, poètes, etc.
Cet anarchiste hétérodoxe a une vision très personnelle du rôle que
doivent jouer les libertaires pour parvenir à libérer Cuba de la
bourgeoisie socialiste. Nous devons comprendre son réalisme et la
nécessité qu’il ressent de rompre avec certains schémas libertaires, si
peu adaptés à une transformation sociale sur la grande île des
Caraïbes. Ses opinions, son récit sur ce qu’est une éducation cubaine,
son regard les yeux fixés sur le rétroviseur de son existence à Cuba,
où s’est accomplie une partie du destin de sa famille, font de cet
entretien un témoignage unique devant définitivement nous permettre de
jeter le mythe de Fidel Castro et de la révolution tropicale aux
poubelles de l’histoire.
Pourquoi vis-tu aujourd’hui au Mexique ?
Mon père est mexicain, ma mère l’était aussi J’ai fait mes études
primaires au Mexique. A partir du moment où j’ai ressenti la nécessité
de quitter Cuba, la première option pour vivre à l’extérieur de l’île
fut le Mexique. Pour des questions administratives essentiellement, car
j’ai des papiers mexicains et je n’avais ainsi pas à faire de demande
pour un permis de résidence ni un permis de travail.
Je voulais comparer tout ce que j’avais étudié à Cuba avec la réalité
mexicaine, relire l’histoire cubaine. Non pas l’histoire officielle
que 1’on m’avait enseignée. J’avais besoin de lire un grand nombre de
choses interdites sur l’île. J’avais besoin d’une participation que je
n’avais pu avoir à Cuba, où l’on nie les citoyens. Ne serait-ce qu’au
niveau du quotidien, sans parler de participation aux grands évènements,
aux grandes discussions transcendantales, aux grands projets
l’exercice de la citoyenneté est la première chose interdite à Cuba.
J’ai été attaqué alors par certains secteurs de la gauche pour mes
prises de position par rapport à l’île. Ces gens considèrent que si tu
n’es pas avec la révolution cubaine, tu es contre elle. De toute façon,
ce n’est pas l’indisposition à la critique des militants de gauche qui
me faisait peur. Mais j’avais besoin de penser autrement, de
participer au débat sans passer pour un homme de droite. Je voulais que
les choses soient claires, ce qui n’est pas facile pour cette gauche
très fermée. Quand je suis parti de Cuba, je n’étais pas capable de me
situer. Je vivais un rejet viscéral et total…
Dans cet entretien, tu fais référence à ton grand-père
Ernesto Guevara de la Sema. Aujourd’hui, que représente-t-il pour toi,
alors qu’il est devenu un mythe ?
Cette image du révolutionnaire pur, sans tache que l’on reproduit
dans la gauche, est une simplification. De même qu’il est grotesque de
dire qu’il était un criminel international, comme le font les
anti-communistes radicaux. Le Che était beaucoup plus que ça, et c’était
un homme qui s’est dédié pleinement aux idées qu’il défendait, dans
une sorte de recherche personnelle. Je l’admire, même si j’ai un
désaccord profond avec ses idées sur les « foyers révolutionnaires » et
l’« l’homme nouveau » [1], mais je ne peux les juger qu’à partir de la
perspective actuelle. Si aujourd’hui quelqu’un vient et me dit :
« Nous allons créer une guérilla et faire la révolution », je l’envoie
balader. Son expérience en Bolivie a malheureusement montré au Che
qu’il ne suffisait pas de créer un « foyer révolutionnaire » pour que
la révolution éclate. Je suis guévariste, parce que Ernesto Guevara
était un homme qui respectait ses engagements. Il a commis des erreurs
en apportant son appui à une révolution qui se transforma en dictature.
Je ne peux pas renier Che Guevara en raison du fait que je ne partage
pas toutes ses idées. Je ne désire pas non plus lui ressembler. Cela me
rappelle la manière dont on embrigadait les enfants, avec des slogans à
Cuba : « Pionniers pour le communisme ! Nous serons comme le Che ! »
Je ne pense pas à Ernesto Guevara comme s’il s’agissait de mon
grand-père. Je le lis comme je lis Marx ou Bakounine ou un quelconque
autre personnage historique. Il a des idées géniales et d’autres qui
sont absurdes, prétentieuses et pathétiques. Je ne l’ai pas connu, je
suis né sept ans après son assassinat. Ma mère me racontait certaines
anecdotes de son enfance qui font qu’un lien familial profond s’est
noué. A cette époque, j’ai grandi au contact de gens qui admiraient
profondément le Che.
J’imagine que dans la mesure où tu étais le petit-fils du
Che, durant toutes les années que tu as vécues, à Cuba, on a beaucoup
exigé de toi.
J’avais 12 ans quand je suis retourné à Cuba. Mon père était
persécuté au Mexique, alors nous sommes venus en Europe. Durant toute
cette période, je n’étais pas le petit-fils du Che. On ne devait pas
savoir que nous avions des liens familiaux avec les Guevara. J’étais un
enfant comme les autres, même si nous étions dans l’illégalité. A mon
retour à Cuba, en rentrant à l’école secondaire, je me suis converti en
petit-fils du Che. Sans le savoir, j’ai appartenu à une espèce
d’aristocratie révolutionnaire, à une bourgeoisie socialiste qui
existait déjà alors, et avec laquelle je n’ai jamais sympathisé. En
général, les fils des dirigeants ne me plaisaient pas. J’allais à
l’école de mon quartier, pas à celle des fils à papa. Mais il y avait
une exigence particulière des professeurs à mon égard. Je devais bien me
conduire, je devais donner l’exemple, mais j’ai toujours été rebelle,
on ne peut rien m’imposer, sinon je fais strictement le contraire. Ma
scolarité a été un désastre, je devais être le meilleur et j’ai été le
pire des élèves.
J’ai lu, dans un de tes témoignages, que tu as refusé à Cuba d’entrer dans une académie militaire.
C’est vrai. Juste avant que je termine ma dernière année dans le
secondaire, des types de l’académie militaire Camilo-Cienfuegos m’ont
invité à faire partie de ce centre éducatif. A Cuba, nous vivions avec
le statut d’étrangers. J’ai dit : « Je suis mexicain et il ne peut y
avoir d’étrangers dans les institutions politico-militaires cubaines,
alors je ne peux faire partie de cette académie ». Ils me répondirent
qu’il n’y avait aucun problème, que tout était arrangé au plus haut
niveau, alors j’ai répondu non merci. De toutes manières, je n’ai jamais
adhéré à l’Union des jeunesses communistes, ni à aucune autre
organisation officielle.
Il semble que ta vie a été plus liée au monde de la culture qu’à
celui de la politique. Tu as appartenu, à Cuba, à un groupe qui vivait
en marge de la vie culturelle officielle. Comment tu as vécu cette
expérience ? J’ai fait partie de l’univers culturel punk, marginal des
bas quartiers. Je me sentais plus à l’aise dans ce milieu qu’au sein de
la nomenklatura. Mais ça ne veut pas dire que la politique ne
m’intéressait pas. Hélas, à Cuba, la politique est le fait de l’Etat.
Dans les dictatures, la politique est l’affaire du gouvernement, et
elle ne doit pas concerner les gens.
Dans les pays de l’Est européen, la nomenklatura s’est
emparée, après la chute du mur de Berlin, des leviers économiques.
Est-ce un scénario possible pour Cuba ?
La nomenklatura contrôle les entreprises mixtes, mi-capitalistes,
mi-« socialistes ». Le pouvoir n’installe pas aux commandes les
personnes les plus compétentes pour diriger ces entreprises, mais les
inconditionnelles du régime. Par ailleurs, les maffias contrôlent le
marché noir depuis des décennies, et ceci n’est possible qu’avec la
complaisance et la compétence des gens appartenant à l’appareil d’Etat.
C’est de ces milieux-là que sortiront les grands chefs d’entreprise et
les grands hommes politiques de demain. Il est clair qu’au sein même du
Parti communiste va avoir lieu une guerre de succession pour
l’héritage, pour le trône, pour le pouvoir. Raul Castro ne pourra pas
exercer le pouvoir [2]. Il n’a pas la dimension politique et il n’a pas
la dimension politique et il n’a pas d’appui à Cuba. Il est totalement
déconsidéré, on ne le craint même pas, c’est tout simplement du
mépris. Rien ne lui enlèvera son image d’ivrogne. Et pourtant nous
parlons d’une société où le rhum se boit au même rythme que l’eau. Les
gens qui applaudissent aujourd’hui Fidel vont rompre avec tout cela.
Quand s’achèvera la contrainte de l’obéissance absolue, la société va
changer. Le Cubain est très hâbleur, il n’aime pas rester muet, il doit
opiner à propos de tout. S’il ne parle pas de politique, c’est parce
qu’on ne lui permet pas. Une de mes grandes inquiétudes est qu’après le
processus d’idéologisation forcé se produise un effet inverse à celui
qui est souhaité aujourd’hui par le pouvoir, que plus personne ne
veuille entendre des choses relatives aux idéologies. Les jeunes ne
veulent plus rien savoir du communisme, du socialisme, de l’anarchisme,
ni d’un quelconque autre « isme ».
C’est un rejet viscéral des idées. Dans la réalité de tous les jours
à Cuba, on peut constater que certaines de ces idées sont des
mensonges. Ces idées, on ne les a pas fait entrer par la tête des gens,
mais par le cul ; toute la putain de journée, à l’école, à l’école, au
travail, à la télé et à la radio.
Et c’est là où se situe le principal danger pour la société
post-castriste : qu’il y ait un vide idéologique et politique qui soit
immédiatement occupé par le capitalisme sauvage. Etant donné les
carences matérielles dont souffre le peuple cubain, quand les
marchandises américaines rentreront librement dans l’île et que les
Cubains pourront accéder librement à elles, personne ne se préoccupera
de politique. Les Cubains vont s’alimenter, réparer leur maison et
tenteront de posséder tout ce dont ils ont manqué pendant plus de
quarante ans. Il y a un danger d’apathie qui peut entraîner une
droitisation. La droite triomphe lorsqu’il n’y a pas de participation
citoyenne ? Si on ne la pratique pas, la démocratie s’arrête d’exister.
Quelles doivent être les principales préoccupations des anarchistes à Cuba ?
A Cuba, il y a des anarchistes, mais il n’y a pas d’anarchisme [3].
Les anarchistes ne peuvent pas éditer de journal, ni avoir une station
radio. Ils ne peuvent même pas dire à voix haute qu’ils sont
anarchistes. La première priorité sera de relever le plus possible les
conditions de vie des Cubains. Il faut reconstruire les institutions qui
doivent malgré tout continuer à exister et qui sont aujourd’hui en
ruine : le système éducatif, la santé, les propres organes du « pouvoir
populaire » [4], cette organisation assembléiste qui sur le papier est
une organisation horizontale, mais qui dans la pratique est d’une
verticalité totale.
Il me semble que l’un des points fondamentaux est l’appropriation
citoyenne de l’anarchisme. Il ne peut être une chose sectaire et de type
avant-gardiste. Cela veut dire continuer la lutte pour ne pas
permettre aux politiciens professionnels de confisquer l’exercice du
pouvoir, sans perdre de vue les objectifs que nous avons à long terme,
ces idéaux qui font que nous sommes en marche vers un idéal. Nous
devons nous investir dans les luttes que mènent les divers secteurs de
la société : les associations de quartier, les associations
écologistes, etc. Nous n’aspirons pas au pouvoir, mais nous devons
miner le corps social jusqu’à ses fondations.
Nous devons participer à toutes les batailles pour l’égalité, la
démocratie, le respect. Dans la mesure où il y a des anarchistes qui
interviennent dans la société, les idées acrates sont diffusées. Si nous
ne laissons pas derrière nous les derniers vestiges du sectarisme
libertaire, nous continuerons à être condamnés à la secte, à la
minorité… Il s’agit d’insister sur la voie que nous avons choisie
durant les dernières décennies. Depuis que l’anarchisme a abandonné les
méthodes violentes. Aujourd’hui, Cuba, est en ruine au niveau
économique, mais aussi au niveau éthique. La misère est très
importante, il y a une grande fracture sociale, avec des différences
abyssales, quelque fois plus violentes que dans les sociétés
capitalistes, la seule différence est qu’à Cuba, soi-disant, « on est
en train de construire une société sans classe ». Pour les anarchistes
cubains, dans l’époque post-fidéliste, l’unique chemin sera de
participer à la reconstruction de la société civile, à la
reconstruction de l’Etat. Je le dis sans fétichisme parce qu’il est
clair qu’une certaine forme d’Etat devra se substituer à l’Etat actuel.
Nous, les anarchistes, nous devons participer à la discussion à propos
de quel Etat conviendra à tous. Cela implique l’acceptation momentanée
du capitalisme en tant que mode futur du développement. Notre
obligation est de le mettre en accusation, en profiter au maximum, le
presser, l’« exploiter ». Ceci est fondamental, il faut détruire un
système basé sur la répétition, sur l’abrutissement, sur l’ennui…
Quelle est ta position par rapport à la gauche cubaine et
latino-américaine en général. Comment te situes-tu dans ce mouvement
d’opposition ?
Il y a aussi une gauche citoyenne et civile, qui n’est rattachée à
aucun parti. La gauche, par malheur, est chargée de rituels, de
hiérarchies et de discours bizarres qui ne sont que des apparences, mais
ils corrompent le fond. Une subversion qui reproduit en son sein les
formes du pouvoir établi ne sera jamais totalement subversive. Par
déformation culturelle, je suis un meilleur dilettante qu’un bon
militant Je ne suis d’aucun parti. Je me situe dans la gauche critique
de la gauche. Un mouvement d’individus de gauche se développe
aujourd’hui. Ils sont capables de s’investir dans les organisations
écologistes, étudiantes, culturelles, de quartiers, citoyennes dans le
sens le plus large du terme, elles ont une incidence sur les petites
choses de la vie locale. Les gens ne veulent plus d’un futur, des
lendemains qui chantent, du communisme, etc. Ce qui intéresse les gens,
c’est les solutions aux problèmes du moment, et la gauche doit
travailler à ça si elle veut avoir une incidence sur cette abstraction
que sont « les gens ». Ce sont les citoyens qui résoudront leurs
problèmes. L’unique façon de limiter les pouvoirs de l’État, c’est de
cesser de faire appel à lui. Nous devons insister, c’est là où sont les
germes de l’autogestion, de l’autonomie, de l’autogouvernement, même si
tout cela est à l’état embryonnaire.
Tu milites au sein du Mouvement libertaire cubain [5]. Quels projets avez-vous ?
C’est un mouvement qui s’inscrit dans une pratique
anticonstitutionnelle, qui ne vise pas la conquête du pouvoir politique,
mais à avoir de l’influence, avec un certain nombre d’idéaux et un
certain nombre de solutions qui sont praticables… En ce moment, nous
sommes dans la phase de diffusion de nos idées, et également de
développement des contacts avec différents secteurs à Cuba et en dehors.
L’objectif est de démythifier le régime cubain et de se positionner
face à un public politisé. A Cuba, il n’y a pas seulement une dissidence
de droite, comme on veut le faire croire. Malheureusement, beaucoup de
secteurs de la gauche internationale souscrivent à cette idée. Toute
cette merde que l’on déverse : « tous les dissidents cubains sont payés
par la CIA et le gouvernement des Etats-Unis », tout cela est un
mensonge vulgaire. Bien sûr qu’il y a des groupes liés à la droite
américaine, mais ce n’est pas le cas de toute l’opposition. La priorité
est d’enlever l’appui de la gauche latino-américaine au régime cubain
et d’amplifier la discussion.
Je crois que je suis un des membres les plus jeunes du MLC et un des
derniers à avoir quitté Cuba, cela fait presque dix ans. Certains
compagnons sont partis depuis 1959 ou 1960, et Cuba a définitivement
changé pour eux Ils ont vécu le début du socialisme, moi j’en ai connu
la fin… Aujourd’hui, à Cuba, existe un étrange régime hybride, qui
s’alimente des pires choses en ce monde. L’exploitation capitaliste et
la dictature propre au socialisme messianique et autocratique cubain,
d’une double exploitation en définitive. Comment expliquer à ce peuple
que ça n’est pas du socialisme, comment expliquer que le socialisme est
quelque chose de meilleur que ça ? Les mots ont été corrompus.
Aujourd’hui, à Cuba, le socialisme ou le communisme évoque la dictature,
et l’anarchie évoque le terrorisme et le chaos, ou dans le meilleur
des cas la cause d’adolescents révoltés. C’est pour cela que développer
les contacts dans l’île est une priorité, et c’est une des choses les
plus difficiles. Il y a beaucoup de contrôles et par conséquent
beaucoup de peur à Cuba. Quiconque écrit quelques lignes sur la
situation cubaine prend vingt ans de prison. Il ne s’agit pas de
chercher des martyrs, ni rien de ce genre. A cela, il faut ajouter les
restrictions au niveau des communications et tu fais face à une réalité
très difficile. Le capitalisme existe déjà à Cuba, et il attend le feu
vert pour se lancer à la conquête du pouvoir, de même que la droite et
tous les autres courants politiques sont prêts… Aujourd’hui, il faut
insister sur le fait que Cuba est un pays comme les autres et que les
citoyens cubains ont des besoins similaires à ceux qu’ont les citoyens
d’un autre pays. Toute cette histoire que le « Vieux » a inventée en
disant que nous sommes une exception, l’avant-garde du monde, et que
Cuba est un exemple, tout ceci est du chauvinisme à bas prix. Le monde
moderne a la particularité de vivre une homologation ou une
homogénéisation des sociétés et de leurs nécessités. Ce sentiment
d’être une exception ne convient pas à Cuba, ni à aucun pays, car cela
mène à l’isolement… En réalité, il s’agit d’une société comme une autre,
avec les mêmes différences en son sein, les mêmes contradictions.
Surtout aujourd’hui, à l’heure où l’Etat ne peut plus exercer un
contrôle absolu sur les consciences. Le discours officiel est trop en
contradiction avec la réalité environnante pour que ce discours se
soutienne par lui-même. Le rôle joué par les contre-cultures est patent
dans la société cubaine, qui est aujourd’hui beaucoup plus tolérante
qu’il y a vingt ans. Malgré les efforts du gouvernement pour s’opposer
aux contre-cultures, la société cubaine se diversifie en laissant
derrière elle les défauts de la pensée unique, de la morale absolue. Et
cette transformation a lieu en provenance des couches les plus basses
de la société. En plus, il y a le phénomène du croisement entre les
traditions, les coutumes cubaines et les modes provenant de
l’extérieur… Moi, j’ai eu à subir la dernière salve des prohibitions
culturelles cubaines. Nous n’étions pas seulement réprimés par l’Etat,
mais aussi par la société elle-même. Faire partie d’une des tribus
urbaines était très mal vu. A l’école, dans le quartier, au travail ou
dans un quelconque lieu où tu pouvais te faire remarquer. Le rock,
particulièrement, était vu comme la musique de l’ennemi, la musique de
l’impérialisme. On appelait ça de la déviation idéologique. On nous
appelait les anti-sociaux et, bien sûr, pour ne pas être en reste, nous
revendiquions cette appellation.
Il y avait, il y a quelques années un chanteur très connu dans le monde de la contre-culture : Carlos Varela…
Il gagna la sympathie de toute la jeunesse avec une chanson avec une
chanson sur le fils de Guillaume Tell où il criait : « Et maintenant
c’est au tour du père d’avoir la pomme sur la tête ! » [6] Ses concerts
étaient impressionnants pour ce qu’ils signifiaient pour une jeunesse
qui se sentait constamment persécutée et toujours exclue.
Ce n’est pas à Cuba qu’est en train de se jouer le futur de
l’humanité, ni de l’impérialisme, ni d’aucune chose de ce style. C’est
le futur des Cubains qui se joue et rien de plus. Et si la gauche
internationale est en vérité solidaire du peuple de Cuba, elle doit
alors répudier la dictature. Cela n’implique pas de renoncer aux idées
anti-impérialistes et anti-capitalistes. L’idée selon laquelle la
culture doit être un objet de culte est une énormité. L’Etat cubain,
dans le débat sur l’objectif et le subjectif, a fini par convertir la
culture, l’histoire, la patrie, le socialisme, le peuple, la révolution
en objets. Il a fini par dévaloriser le subjectif qui est le sujet,
l’individu. Le socialisme n’est pas un édifice qui doit se construire.
Il doit s’apparenter à un organisme vivant, composé de millions de
cellules (les individus) qui se développent. Ce sont des choses qui se
forgent à partir d’en bas, qui ont à voir avec la rupture de l’unité
matérielle et avec l’acceptation de cette diversité cellulaire qui
forme la réalité. Cette acceptation sociale de la différence est très
importante. Si le « Vieux » était mort dans les années 60, au moment où
n’existait pas un tel niveau d’acceptation de la diversité, peut-être
que le régime aurait survécu à la mort de son « commandant en chef »,
mais aujourd’hui non. Le fidélisme va mourir parce que la société ne va
plus accepter un modèle unique, et parce qu’il n’y a plus personne
dans la sphère castriste qui ait la capacité de cohésion qu’à Fidel
Castro.
[1] Le « foquismo » était une stratégie de guerre basée sur le
développement de foyers révolutionnaires dans plusieurs parties d’un
territoire. Ce Guevara mit au point cette stratégie que développaient
les groupes de guérilla agissant dans différents pays durant les années
1960-1970.
L’« homme nouveau » n’est nullement égalitaire chez Guevara. Selon
lui, il existe trois strates : en premier lieu Fidel, avec un culte de
la personnalité clairement affirmé, en deuxième « les meilleurs entre
les bons », c’est-à-dire l’avant-garde organisée et finalement, le
« peuple dans son ensemble ». Ces strates définissent le type de société
à construire. Outre la vision quelque peu militarisée des masses
populaires, « l’immense colonne », ce qui retient l’attention, c’est la
notion de sacrifice.
[2] Raul Castro a été désigné par son frère aîné Fidel pour lui succéder, après sa mort, en tant que Commandant en chef.
[3] Dès 1960, dès le début de la révolution cubaine, les anarchistes,
qui s’opposaient aux premières mesures autoritaires de Fidel Castro,
furent victimes de la répression. Leurs organisations furent dissoutes,
les militants furent persécutés, exécutés, emprisonnés ou contraints à
l’exil.
[4] L’Etat, outre la télévision et les radios qui servent de relais,
s’appuie sur l’armée, la police et sur les Comités de défense de la
révolution, organes du « pouvoir populaire » qui quadrillent le pays,
pâté de maisons par pâté de maisons. Les représentants du « pouvoir
populaire » sont élus à partir d’une liste unique et sont totalement
inféodés au Parti communiste.
[5] Le Mouvement libertaire cubain tente de stimuler la naissance,
malgré les risques de répression, d’un activisme révolutionnaire à Cuba,
de façon à construire un mouvement qui participe aux luttes des
opprimés. C’est un réseau qui coordonne des individus et des collectifs à
Cuba et dans le monde entier.
[6] Le rôle du père étant tenu à Cuba par Fidel Castro, mais sans le nommer bien entendu !
(Le Monde Libertaire)
laic-aokas- Nombre de messages : 14024
Date d'inscription : 03/06/2011
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