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Azzazga, mémoire du sang

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Azzazga, mémoire du sang Empty Azzazga, mémoire du sang

Message  Zhafit Jeu 4 Sep - 15:07

Kabylie Story : Azzazga, mémoire du sang
Par Arezki Metref


Combinaison bleue de mécano, casquette de golfeur
enfoncée dans les yeux, fine moustache sans un rai
blanc, Boudjemâa Chellal n’est pas seulement le
réparateur de cycles de la ville. Sociétaire de la JSA
(Jeunesse sportive d’Azazga) depuis 1946, il en est
encore aujourd’hui, à 74 ans, président d’honneur de
la section foot.
«Je tiens grâce au sport», confie-t-il. La ville,
reconnaissante, lui a octroyé ce commerce pour
services rendus au sport. Du coup, le septuagénaire à
la vie bien pleine, qui aurait dû jouir d’une retraite
méritée, plonge encore les mains dans le cambouis. Les
cycles, il n’en vit pas seulement. Ils ont été la
grande passion de sa vie. Cycliste professionnel, il
commet une infidélité à sa ville de naissance et de
cœur, Azazga, pour caracoler, sous les couleurs du MCA
(Mouloudia Club d’Alger), en peloton de tête. C’était
en 1954 et ses camarades s’appellent alors Zaaf, les
frères Chibane et d’autres, impérissables locataires
du gotha algérien de la petite reine. Boudjemâa
Chellal est aussi une mémoire d’Azazga. “Je me
souviens de ce temps où Slimane Azem est venu chanter
à Azazga. Il y avait aussi Hanifa”. Cette évocation
suffit à planter le décor de la désolation. Slimane
Azem est mort dans la peau d’un paria, privé de sa
Kabylie. Hanifa, aussi. Les hasards de l’histoire
familiale m’ont conduit, enfant, à séjourner à Azazga.
Un jour, je me suis glissé dans un cinéma pour me
laisser envoûter par L’inconnu du nord express, ce
chef-d’œuvre noir tiré par Hitchcock du roman homonyme
de la romancière américaine Patricia Highsmith. Depuis
lors, je n’ai jamais vu un film de Hitchcock, lu un
roman de Highsmith, vu ou lu un polar, sans que ma
mémoire exhume Azazga. Chacun porte son ciné
Paradisio. Mais la mémoire joue des tours, c’est
l’évidence. Je soutiens mordicus devant Rabah, ce
natif d’Azazga qui a bien voulu me piloter, que le
cinéma était situé face à l’église, dans la rue du
tribunal. Si c’est bien le cas, il y aurait donc deux
cinémas à Azazga. C’est pourquoi nous sommes allés
trouver Boudjemâa Chellal. Il tranche en faveur de
Rabah, contre mon souvenir. Radio-Ciné, l’unique
cinéma d’Azazga, n’a jamais été dans la rue où un
souvenir d’enfant l’a rangé. Il jouxte précisément
l’atelier de Boudjemâa Chellal. La façade grise donne
sur la rue Tamgout, du nom de la forêt dont les
premiers arbres, sur les pentes, surplombent la ville.
En dépit des effets de la fièvre de la construction
minute, pandémie qui touche tout le pays sans
distinction de singularités, Azazga est préservée de
la défiguration. Le centre-ville, un croisement
d’avenues larges, est égal à lui-même, avec ses
trottoirs vastes et ses belvédères qui mettent les
cimes du Djurdjura à portée de main. On pourrait
presque les toucher. Le ciné, malmené par le cycle
infernal de la nationalisation et de la
dénationalisation, est aujourd’hui une salle de sport.
J’y pénètre, précédé de Rabah. Sur un mur du hall, les
traces du guichet, arraché, sont encore visibles. Tout
cela paraît bien petit, à présent. Dans la salle, des
adolescents tapent dans des sacs de sable avec des
gants de boxe. L’entraîneur, un jeune homme en
survêtement, les encourage à cogner plus fort. Dans la
cabine, le projecteur 35 mm est intact. On remonte la
rue. On tombe sur les quatre chemins, le centre
d’Azazga. A main droite, derrière la mairie, la place
sur laquelle Arezki Nal Bachir, un bandit d’honneur
d’At Bouhni, a été guillotiné en public par les
bourreaux du colonat, ne comporte aucun signe
commémoratif. Pas la moindre plaque pour rappeler, au
bon souvenir des jeunes d’aujourd’hui, que
l’indépendance du pays est le fruit d’une longue
chaîne d’actes de liberté. Ce bandit d’honneur était,
comme tous ceux qui ont pris le maquis en Kabylie à la
fin du 19e et au début du 20e siècle, d’abord un
résistant. Youcef Adli vient de lui consacrer un
livre. Liberté Des manœuvres creusent à coups de
pioche, face à Azemour-Bounsar, la prison d’Azazga,
sur la route de Bouzeguène. La pioche bute sur des
racines d’arbres centenaires. Qu’y a-t-il donc à
construire sur ce fin ruban de chaussée en face de la
taule ? Ce sont, me dit Rabah, les fameux 100
commerces, panacée pour résorber le chômage des
jeunes. Symbolique de la dérision. Avec son histoire
émaillée d’élans vers la liberté souvent cher payée,
Azazga ne se fait pas à la violence. Chaque fois,
c’est comme si c’était la première fois. Toutes les
strates de la mémoire de la ville sont supplantées par
le drame du printemps 2001. La carcasse de la brigade
de gendarmerie, rageusement incendiée par les jeunes
avant qu’ils entreprennent de la démolir à mains nues
comme les Berlinois l’ont fait pour le mur de leur
ville, témoigne de la tragédie. Ferhat Mehenni,
porte-parole du MAK (Mouvement pour l’autonomie de la
Kabylie), chanteur connu et vieux routier du mouvement
berbère, raconte dans son livre Algérie : La question
kabyle (Michalon, Paris) les circonstances de
l’explosion à Azazga, où il habite. La ville a été
gagnée par le coup de colère du printemps 2001, comme
toute la Kabylie. Rue de l’Indépendance, les jeunes
ont commencé à manifester. Les gendarmes avancent vers
eux , sur les dents, comminatoires, bardés d’armes de
guerre. Ils tirent. «On pensait que c’étaient des
bombes lacrymogènes qui sortaient de la gueule de
leurs armes», se souvient ce jeune, qui était dans la
masse. «Et puis, on a vu des jeunes s’écrouler, le
sang se répandre. On a compris qu’ils tiraient à
balles réelles. Notre sang n’a fait qu’un tour». Selon
les témoins, les gendarmes avaient la hargne de
militaires qui combattaient d’égal à égal. En face, il
n’y avait que des jeunes, désarmés, innocents, mus par
le trop-plein de colère accumulée devant tant
d’injustice, tant d’arbitraire. Des jeunes dépossédés
de tout avenir, de tout espoir d’avenir. Le bilan
hante encore Azazga. Neuf morts et un traumatisme qui
fait émerger cette terrible révélation : comment
peut-on compter sur un pouvoir qui tire sur les
enfants qu’il est censé protéger ? C’est sans doute la
réponse à cette question qui fera sortir de l’impasse
la crise de légitimité posée au seul pouvoir mais dont
toute l’Algérie, à son corps défendant, pâtit.
L’irréparable se produit le 27 avril 2001. Les
gendarmes tirent. Irchene Kamel s’effondre,
ensanglanté, contre le mur du café Royal Liberté, rue
de l’Indépendance. Un de ses camarades l’aide à
plonger la main dans son propre sang et de la plaquer
sur le mur. Puis, il consacre son dernier souffle à
écrire ce mot : Liberté. La puissance du symbole, cet
acte désespéré pour la vie au seuil immédiat de la
mort, donne la chair de poule. Une plaque est apposée
sur le mur du café. Le comportement féroce des
gendarmes a insufflé la force de «Spartacus aux
jeunes» lorsque ils ont commencé à s’en prendre à la
brigade, désertée par ses occupants au milieu de la
nuit. Que fait-on à Azazga quand on est jeune et
encore sous le traumatisme de tout ce sang dont la
mémoire est maculée ? Accoudé au comptoir d’un café,
ce bénévole de la Maison de jeunes me regarde comme si
je posais des questions de Martien. Eh bien, lui, il
ne travaille pas. Il a bricolé un peu à Alger, fait
des photos dans les mariages et consacre ses journées
au militantisme culturel. L’ennui, c’est qu’il n’a pas
la moindre idée sur ce que peut lui réserver l’avenir.
L’avenir, c’est maintenant, dit-il. A. M.
Dans notre prochaine édition, Aït Hichem, pure laine.
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