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Tala Melloult, la source du silence

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Tala Melloult, la source du silence Empty Tala Melloult, la source du silence

Message  Azul Dim 21 Mar - 20:09

KABYLIE STORY II 4.Tala Melloult, la source du silence
Le Soir d'Algérie (edition 18/10/2005)



Comme à un balcon de maison, des jeunes sont agrippés à la rambarde de la place Gueydon. La terrasse du Richelieu est bondée. Au bord de la place, des kiosques vendent des cigarettes, des journaux et des gadgets de toutes sortes. J’achète des piles Alcaline à 150 DA les quatre.

Elles tiennent les 2 secondes nécessaires à la mise en marche de l’enregistreur. L’arnaque est grosse, mais je ne la connaissais pas. Il s’agit de piles périmées, revivifiées par le contact du chaud. Coup d’œil circulaire : Liès n’est pas là. Nous avions rendez-vous à 14 heures. Je décide de partir. Le cellulaire vibre dans ma poche. C’est lui. Il a un contretemps. On le récupère à Tichy, à la Grande Terrasse , l’un des plus anciens établissements du coin. Liès est militant associatif. Il a sillonné la région. Quand, l’autre soir au Cheval Blanc j’avais parlé de Tala Melloult sans avoir la moindre idée de la route pour s’y rendre, il avait dit : “Je vois où c’est. Je t’accompagne.”

Avant Aokas, on demande notre chemin à un marchand de meubles. Couvrant un mur, des meubles en teck font la réclame. Le commerçant n’en sait pas davantage que nous, mais il nous conseille d’essayer la première à droite. Un pont métallique enjambe l’oued Amizour, dont le tablier vert frémit dans son habit de brume.

La route s’entortille en virages raides comme des ronds à béton. Un jeune cafetier de Tizi-Ouaklane (Le col des esclaves) nous trace un plan sur le dos d’un paquet de cigarettes : “Tu traverses Tagouba, puis tu prends à gauche. C’est à 20 km à peu près. Tala Melloult est en dessous de la route.” De Tagouba, on voit d’abord le minaret. Le lieu de culte possède la sobre élégance des mosquées africaines. On se croirait à Gao ou Tombouctou.

Sur l’autre versant du virage en épingle à cheveux, on est déjà à une autre altitude. De temps à autre, je capte les graffitis sur les murs. Ils sont à la gloire des archs. La brume couvre la vallée. On roule sur un ruban d’asphalte qui sinue à travers les collines. Le lit de l’Amizour, qui va se jeter dans la mer entre Tichy et Aokas, paraît plus large d’ici. On remarque même un filet d’eau qui scintille. L’échancrure qui livre la mer après un moutonnement de collines boisées de chênes aux frondaisons sombres s’éloigne.

On s’élève par rapport au niveau de la mer. On entre dans les terres. A vingt minutes du rivage, on est déjà dans la montagne. Désormais, il n’y a plus rien de marin.

Dans la voiture, on parle distance. Notion de distance. Quelqu’un fait remarquer qu’en disant que “c’est loin” pour une distance d’une vingtaine de kilomètres, le cafetier comptait comme un piéton. Mustapha, le chauffeur, est plutôt avare de ses paroles. Il semble aux aguets. Une route en lacets, qui grimpe, cela ne tente-t-il pas Hassan Terro ?

Mais non, dit Liès, il n’y a pas de terroristes ici. Leur fief, c’est plus loin dans les Babors, vers Jijel. La brume est plus épaisse et la présence humaine bientôt rare. On ne voit pas à un mètre devant. Le cafetier nous a dit qu’à un moment, il fallait bifurquer à gauche.

On s’arrête pour évaluer la situation. Nous roulons depuis belle lurette. A-t-on parcouru 20 km ? Le débat est engagé. Soudain, à la faveur d’un énième virage, la brume s’étant momentanément dissipée, on aperçoit un sentier qui descend vers la gauche à partir de la route. C’est exactement la description du sentier telle que faite par le cafetier. Descendre ? On opte pour une nouvelle précision, à demander à quelqu’un. Et comme il n’y a personne, on attend le passage d’une voiture. On entend le bruit d’un moteur. Mais, sans doute pris de peur, le conducteur accélère. A la deuxième tentative, un jeune décide de nous accompagner un bout de chemin. L’ennui quand on vous dit “c’est après le virage”, c’est qu’il y a toujours un autre virage après le virage. Cette fois, c’est la bonne.

Nous sommes à huit cents mètres d’altitude et nous baignons dans un nuage. La vallée, les collines, la végétation sauvage, la mer au loin, tout là-bas, ce sont des formes cotonneuses suspendues au gré du vent.

Nous commençons par une visite au cimetière d’Izuman. C’est un terrain nu et pentu, dominé par le mont Imssoukath qui forme comme une sentinelle prête à bondir. Une silhouette effilée, pareille à un athlète sur le starting block. Notre arrivée dans le village, qui couve quelque chose de solennel, ne manque pas de piquer la curiosité. Un groupe d’enfants se forme rapidement. Ils sont quatre ou cinq. Ils nous suivent des yeux comme si nous sortions d’une soucoupe volante. Ensuite, Kamel arrive. Il est gardien au collège. Il porte un survêtement et un tee-shirt. D’autres personnes sont alertées, qui nous rejoignent au cimetière. Au bout d’un moment, il y a tant de monde qu’on croirait un pèlerinage. Quelque part, c’en est un. Mais qui le sait ?

L’homme du troisième âge qui nous aide à chercher les tombes est une mémoire du village. Il se souvient des années 1950, quand l’endroit a été transformé en cimetière. Il se rappelle des premières tombes.

Introverti ou sur la défensive, Kamel est peu disert. “Y’a-til encore des villages nichés plus haut ?”. Il opine du chef pour répondre. En combien de temps peut-on atteindre l’autre versant ? Il ne sait. Ça fait bien longtemps qu’on ne fait plus cette route.

Kamel accepte de nous accompagner jusqu’à Tala Melloult. C’est à moins d’un kilomètre en contrebas. Nous laissons la voiture sur la route, la piste n’étant pas carrossable. Kamel n’est pas en mesure de répondre à cette question : pourquoi les habitants de Talla Melloult sont-ils enterrés dans ce cimetière aérien d’Izuman et pourquoi n’y a-t-il pas de cimetière ici ? “Moi, j’ai trouvé les choses comme ça et je n’ai jamais demandé pourquoi c’est comme ça“, répond-il, faisant ainsi la plus longue phrase qu’il me sera donné d’entendre de sa bouche.

C’est un patriarche Mekboul, installé à Tala Melloult, la source blanche, qui a concédé le terrain qui servira de cimetière commun aux habitants d’Izuman et de Tala Melloult. Vivant ensemble, partageant le pain et le sel, les alliances, la touiza, et jusqu’à tadjmaït, il était normal que les habitants des deux villages qui n’en font qu’un décident de poursuivre le voisinage même dans la mort. Cependant, au cimetière, chaque village a son carré. Les Mekboul seraient les premiers habitants de Tala Melloult. Subissant les attaques tribales des Aït Tizi, une autre tribu sur le versant des Babors, ils firent appel aux Melloult (anciennement la tribu des Aït Terten, pasteurs) contre l'asile à Tala Melloult. Cette tribu s'est scindée par la suite en deux branches, les Guendouz et les Melloult.

Une légende veut qu’avant de venir là, les futurs fondateurs de Talla Melloult soient descendus à Taguemount, au bord de la rivière, là où la terre est fertile. Ils y cultivaient des lopins de terre à côté des maisons qu’ils ont construites. Un jour de Ramadhan, l’éclipse couvra le ciel d’une soudaine et épaisse obscurité. On a cru que la nuit était tombée et on a rompu le jeûne. Quelques minutes plus tard, le soleil réapparut. Les habitants de Taguemount décidèrent de quitter le lieu pensant qu’il était maudit. Ils grimpèrent vers les sommets en traversant l’épaisse forêt de Bou-Hassan. Ils prirent les sentiers qui sinuent entre les chênes et qui ouvrent le seul accès alors vers les hauteurs. Depuis que la route a été construite, avrid, l’ancien chemin, est abandonné. Le village est à peine visible. C’est à croire que ceux qui l’ont imaginé tenaient à se dissimuler à quelque adversité. Un virage tord le chemin et on tombe nez à nez avec la première bâtisse de Tala Melloult. C’est un garage en parpaing. Un oiseau survole le village. “Tassiouant”, dit Liès. C’est un épervier. Le paysage fantastique de collines qui se multiplient à l’infini avant de se jeter abruptement à la mer se précise au fur et à mesure que la brume se lève. Les villages qui chevauchent les lignes de crêtes paraissent irréels à flotter dans le restant de brouillard.

Kamel dit que les derniers habitants sont descendus à Tagouba, Baccaro et même à Aokas. D’après lui, ils ne reviennent plus. Une vache à la robe brune broute au-dessus de l’abreuvoir protégé par l’ombre d’un olivier luxuriant. On descend le chemin de pierre. Il est somptueux, ce chemin ! Aussi somptueux que le décor pour une tragédie. Il traverse le village en entier, traçant un axe depuis la fontaine jusqu’à la dernière maison qui marque l’extrémité de Talla Melloult, celle de Mohand-Akli Mekboul. Kamel nous cite les noms des familles, selon les quartiers.

Là, ce sont les Mekboul ; là, les Melloult ; là encore les Azrou ; plus loin, les Iklafen. Il y a aussi les Guendouz, les Mendil. Les maisons sont éloignées les unes des autres, et à bonne distance. Nous ne sommes pas dans cette configuration des villages de montagne où, sur un piton, les habitations s’épaulent. Les oliviers qui bordent les chemins ont les branches lourdes de fruits verts. Tala Melloult, comme son nom l’indique, est la source de Melloult, qui est aussi le nom du arch qui peuple le pays. Un personnage, ce Melloult qui a légué son nom à une tribu dispersée aux quatre vents ? Un de ces ancêtres condamnés à la vigilance ? Où est-ce la source blanche, Tala Melloult, qui a fini par octroyer sa couleur en guise de nom à la tribu ?

Dans les maisons vides, à l’ombre des arbres, pénètre l’air de la montagne : c’est celui de l’absence ! Sans doute parce que le village est trop haut perché pour que la prospérité veuille y venir, les hommes d’ici sont partis dès les années 1930. Ils suivaient le pain, comme on dit. Surtout en immigration. A Marseille, les noms des familles de Tala Melloult font foison. Quand les immigrants de la première vague meurent, le cordon ombilical se distend. Puis, parfois, il se coupe. Et parfois, irrémédiablement ! Cette histoire de départs, lot commun des montagnards kabyles toujours persécutés, par la faim quand ce n’est plus par un envahisseur, est tragiquement résumée dans le destin de Mohand-Akli Mekboul. Emigré dans la région de Marseille à l’âge de 19 ans, il trouve un travail à la Raffinerie Shell française, du côté de Berre-l’Etang. Marié et père d’enfants, il revient à Tala Melloult chercher sa femme et ses enfants, devenant ainsi l’un des premiers immigrés kabyles à faire venir sa famille en France. Il fait venir d’abord Chérif, son fils aîné, qui partage, à 3 ans, la chambrée avec son père et ses pays.

Pendant quelques années, le père conduit le fils à l’école avant de se rendre lui-même à l’usine. Ensuite, le reste de la famille arrive. Mais la mère, Tassaâdit, s’ennuie de sa fille aînée, mariée à Tala Melloult Mohand-Akli retourne la chercher. Il entraîne aussi le gendre. Il installe sa famille aux Barjaquets, un petit bled en surplomb de Berre-l’Etang. La plupart de ses enfants naissent là. Mohand-Akli tenait à ce que ses enfants gardent leurs attaches kabyles. Lui-même ne parlait que le français utilitaire du travailleur immigré. La mère, Tassaâdit, était, elle aussi, elle surtout, un concentré de kabylité transplantée en Provence. La famille Mekboul ne se posait aucune question quant à son identité. Il suffit d’entendre parler le père et la mère pour que les effets de l’intégration des enfants par l’école soient relativisés. On continue à vivre à la “kabyle”. Même les enfants nés en France parlent kabyle. C’est la condition pour parler à la mère, qui ne souffle mot de français. Le cordon ombilical est tranché ce jour de 1976. Mohand-Akli décède. Selon la tradition, et selon surtout son vœu personnel, il est enterré au cimetière d’Izuman. Dix ans plus tard, c’est au tour de Tassaâdit de le rejoindre au cimetière escarpé de ce village céleste. Depuis, les enfants substituent les Barjaquets, ce douar provençal où ils sont nés et ont grandi, à Tala Melloult. La maison est ouverte aux quatre vents. Les portes sont cassées. Une partie du toit est enfoncé. Afrag, la cour autour de laquelle est organisée la maison, est envahi d’amagramane, la lavande sauvage. A l’intérieur des pièces, dans axxam, ikouffane, les réserves à provisions sont intactes. Il semble même que cela ne fait pas longtemps qu’elles ont été repeintes en couleur terre.

Des ustensiles traditionnels, en bois et en argile, traînent autour du qanoun. On se surprend à attendre que la maîtresse de maison surgisse et nous invite au café. On se surprend même à espérer que l’illusion va s’évanouir et que le village, retiré dans le silence sous la canicule, va s’animer dès que le soleil déclinera. Non, ce n’est pas la trêve de la sieste. Il n’y a personne. Il y a juste le chant des cigales qui veille, depuis des millénaires, sur les rêves de partance des montagnards, puis sur l’absence qui étreint Tala Melloult comme un chagrin.

On redescend. La brume s’est complètement dissipée à présent. Le paysage est comme lavé. Il est neuf. Après un des virages les plus hauts, on voit le soleil s’embraser au contact de la mer. Quelques nuages étincelants d’or flottent encore au-dessus d’Aokas. Diaprées de couleurs dignes, les Babors se réfléchissent dans le miroir que leur tend la mer.

par Arezki Metref
Azul
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Date d'inscription : 09/07/2008

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